Des biblios plus strictes que strictes

Passeport vaccinal exigé à l’entrée, malgré l’exemption en cours pour les bibliothèques. Port du masque pour les enfants de 8 à 10 ans. Fermeture des rayons de livres ou des espaces de travail. Des bibliothèques publiques du Québec choisissent d’imposer des règles plus strictes que celles exigées par la Santé publique. Précautions justes, ou « sur-mesures » ? Et ces barrières stoppent-elles davantage la contagion ou l’accès aux bibliothèques ?
Le portrait des mesures sanitaires en place dans les bibliothèques du Québec est particulièrement bigarré ces jours-ci. Certaines, comme Micheline-Gagnon à Montréal-Est ou Guy-Bélisle à Saint-Eustache, exigent le passeport vaccinal pour laisser entrer les lecteurs, même si elles n’ont pas à le faire selon la Santé publique.
D’autres empêchent l’accès à leurs espaces de travail. D’autres encore ont même fermé tous leurs espaces — rayons, accès aux collections, tables de travail et ordinateurs — pour n’offrir que le « service de cueillette sans contact », comme à la Bibliothèque de Westmount. Cette bibliothèque n’a pas répondu aux questions du Devoir.
« Il est en effet possible qu’un établissement mette en place des mesures plus sévères que celles qui sont actuellement obligatoires, a répondu le ministère de la Santé, par exemple le fait d’exiger le passeport vaccinal dans ses locaux. Dans un tel cas, c’est à l’établissement de s’assurer que la mesure respecte les différentes lois en vigueur, notamment la Charte des droits et libertés de la personne. »
Les bibliothèques doivent aussi, pendant la pandémie, poursuivre leur mission et incarner leurs valeurs, « même si les gestionnaires de la bibliothèque et les décideurs de la municipalité sont souverains », rappelle la spécialiste des bibliothèques publiques de l’Université de Montréal, Marie D. Martel.
« On peut dire qu’une bibliothèque qui demanderait le passeport vaccinal pour accéder à la bibliothèque faillit à son rôle essentiel qui est celui d’être la porte d’accès à la culture et au savoir comme le formule le Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique ou la Déclaration des bibliothèques québécoises. »
C’est ce qu’a fait la bibliothèque Montarville-Boucher-De La Bruère, à Boucherville. Pendant quatre semaines durant les Fêtes, on y a exigé le passeport vaccinal pour accéder au comptoir afin de récupérer ses réservations. Cette consigne a été levée le 24 janvier dernier.
« Notre stratégie, c’est d’être plus prudent que prudent et plus strict que strict », a précisé avec fierté le directeur général de la Ville, Roger Maisonneuve. À Boucherville, comme à la ville de Saint-Eustache, les éclosions de COVID-19 à la piscine et à l’aréna municipal justifient les sur-mesures imposées à la bibliothèque, même si les milieux sportifs ont des niveaux de risques de contagion beaucoup plus élevés.
Jeunes lecteurs masqués
Le réseau des bibliothèques de la Ville de Montréal n’a pas non plus échappé à la tentation de rajouter des mesures à l’arsenal sanitaire. Jusqu’à vendredi dernier, son site «COVID-19 : services disponibles dans les bibliothèques» indiquait les « consignes à respecter ». « Le port du couvre-visage est obligatoire en tout temps, même assis à une place de travail, pour toute personne de 8 ans et plus. » La Santé publique l’exige à partir de 10 ans.
« C’est le compromis qu’on a fait pour garder les bibliothèques ouvertes », a indiqué, sous les yeux de la journaliste qui s’y trouvait par hasard, une bibliothécaire de Le Prévost, après avoir averti un enfant de 8 ans dont le masque tombait du nez.
Selon la Ville de Montréal, « la demande de porter le couvre-visage chez les enfants de 8 ans et plus était une recommandation, et non une exigence, qui concordait avec l’âge minimal exigé pour fréquenter seul (sans la présence d’un adulte) les bibliothèques de l’agglomération montréalaise ». À la suite des questions du Devoir, un ajustement a été porté à la page Web, ramenant l’obligation du port du masque aux personnes de 10 ans et plus.
Devant autant de réactions sanitaires différentes, que prône l’Association des bibliothèques publiques ? Une « position modérée et démocratique, en lien avec le rôle des bibliothèques, comme l’a indiqué sa directrice générale, Eve Lagacé. On veut s’assurer de la sécurité du plus grand nombre, des employés, mais aussi que l’accès libre demeure. Il faut un équilibre entre l’accès libre et la sécurité. »
C’est qu’imposer le passeport vaccinal était une manière d’éviter la fermeture de certaines bibliothèques municipales, a expliqué confidentiellement un spécialiste des bibliothèques, tout en rappelant la puissance des municipalités, qui ne comprennent pas toutes également la mission des bibliothèques.
« Il y avait des craintes du côté des ressources humaines, et rajouter des mesures sanitaires a été une manière de les calmer, et de garder le plus de services de bibliothèques ouverts possible. » Pour Mme Martel, le réel risque pour les bibliothèques actuellement n’est pas tant plus ou moins sanitaire. D’autant plus que tous les spécialistes de Santé publique s’entendent pour dire que ce sont des lieux fort peu propices aux éclosions.
Tiers lieu et lieu refuge
Le risque réside plutôt dans la manière d’appliquer et de communiquer les règles, estime la professeure de bibliothéconomie. « Quand une bibliothèque rabroue vertement un usager dont le masque pend sous le nez ou qu’elle installe des affiches qui disent “Merci d’écourter votre visite”, elle passe aussi à côté de sa mission. Multiplier exagérément des règlements qu’on peine à appliquer, produire des messages désagréables ou discourtois compromet la relation avec les publics que l’on veut pourtant revoir. »
Pour la spécialiste, et ex-bibliothécaire, « les gens des bibliothèques, plus que jamais, ne doivent pas cesser d’être empathiques et attentifs à l’expérience des usagers. Ce n’est pas le moment de déshumaniser la bibliothèque, de renoncer au souci de l’accueil et d’aggraver indûment la distance sociale alors que l’on travaille si fort depuis quelques années pour en faire une bonne place, un lieu d’hospitalité dans la cité. » Un tiers lieu. Un lieu refuge. Pour tous.
Légales, les sur-mesures sanitaires?
Pour Julius Grey, avocat spécialisé dans les questions de libertés individuelles, « rien, en principe, n’empêche un lieu d’avoir des mesures sanitaires plus strictes. Il faut que ce soit raisonnable. Il peut y avoir des situations où des institutions peuvent avoir plus de prudence [comme des locaux exigus, ou des voisins de bâtiment fragiles face à la COVID]. Pour qu’un utilisateur poursuive, il faudrait qu’il justifie qu’il a absolument besoin d’avoir accès au lieu. Par contre, s’il n’y a absolument aucune éclosion dans ces lieux-là depuis deux ans, ce n’est pas raisonnable non plus d’imposer des normes plus strictes. C’est une question nuancée, comme toutes celles qui touchent à la COVID. »Catherine Lalonde