Le Montréal des oubliés raconté par Maxime Raymond Bock

Au XXe siècle, Montréal subit une profonde métamorphose. L’île se fait ville, les immeubles jaillissent de la terre pour rejoindre le ciel, les autobus descendent sous terre, les usines rêvent le futur en crachant leur venin, les autoroutes et les ponts surgissent, s’entrelacent et se font promesses d’un monde nouveau.
La multiplication de ces chantiers pharaoniques ne se fait pas sans conséquence. À l’ombre des tours, les quartiers sont détruits, les commerces, rasés, les familles, expropriées. Dans le dédale des ruelles, entre les structures de béton et les débris de rouille, des communautés tentent de s’accrocher, de fleurir en dépit de la misère et de l’absence de choix.
Chaque jour, les ouvriers risquent leur vie et leur santé pour permettre à la ville d’accéder à la modernité. « Une ville ne se laisse pas défigurer sans réclamer quelques-uns de ses tortionnaires, et elle essaie de les cueillir de toutes sortes de manières », écrit Maxime Raymond Bock dans Morel.
Récits d’ordinaire
Dans ce premier roman, l’écrivain montréalais raconte la transformation de la métropole à travers la vie d’un homme ordinaire, Jean-Claude Morel, ouvrier anonyme qui, en plus de subir le déclin du corps inexorable à son métier, voit les œuvres qu’il participe à construire détruire son milieu de vie, déplacer sa famille et détricoter, brique par brique, les liens qui l’unissent aux siens.
« Les grands chantiers auxquels je fais allusion, ces projets d’ingénierie urbaine plus grands que nature, forment un matériau romanesque digne de l’épopée, souligne l’auteur. J’ai préféré raconter l’histoire par en dessous, et essayer de comprendre comment les gens qui ont traversé ces moments historiques les ont vécus à échelle humaine, sans que quiconque s’intéresse à leur sort. »
Fresque grouillante de vie, Morel est à la fois un roman familial, social, historique et politique, qui prend vie à travers les nombreuses banalités, les récits d’ordinaire qui forment l’existence d’un homme. « C’est un roman sur “rien” finalement », dit-il en riant.
Un rien qui résume, ni plus ni moins, toute la justesse de la vie. « Il n’y a pas que les grands héros qui sont matière à récits. Chaque individu a une vie d’une complexité qui n’a pas d’équivalence. L’amour, la mort, les déménagements, la douleur… Tout le monde traverse ces expériences, mais c’est dans le détail de chaque instant et de chaque émotion que se révèlent toutes les richesses de l’existence. J’ai voulu souligner cette simultanéité entre la grande et la petite histoire. »
Les grands chantiers auxquels je fais allusion, ces projets d’ingénierie urbaine plus grands
que nature, forment un matériau romanesque digne de l’épopée. J’ai essayé de comprendre comment les gens qui ont traversé ces moments historiques les ont vécus à échelle humaine, sans que quiconque s’intéresse à leur sort.
Une allégorie de la mémoire
Cette adéquation est mise en évidence par la composition non linéaire et la forme extrêmement travaillée du roman. Les premières phrases de chaque chapitre semblent exister dans l’espace-temps de celui qui le précède, suivies d’un élément de rupture qui fait office de pivot narratif et qui transporte le récit d’une époque à l’autre. Chaque détail s’emboîte et se révèle dans une mécanique prodigieuse, telle une véritable allégorie du monde de la construction, et des mouvements qui commandent les souvenirs.
« Morel est un roman de mémoire : celle d’un homme et celle d’une ville. La mémoire ne fonctionne pas de manière chronologique. Les épisodes surgissent aléatoirement dans notre esprit », soutient le romancier.
L’écrivain fait ainsi pivoter son récit autour de lieux communs et significatifs pour le protagoniste, tels que les églises, les cimetières, les ruelles, et les chantiers qui ont rythmé sa vie et servi de moteurs de cohésion sociale. « On mène des vies banales et répétitives. On vit à la même adresse durant des années, et nos activités sont circulaires. On emprunte les mêmes rues, on visite les mêmes commerces. N’importe quel détail, une rencontre impromptue, une odeur, une chanson, peut servir de déclencheur, et nous ramener à ces lieux qui nous habitent et aux souvenirs auxquels ils sont rattachés. »
Cette structure circulaire, qui confond le passé et le présent, met en lumière la redondance des injustices et des inégalités inhérentes à la société capitaliste. Victime de l’industrialisation, puis de l’embourgeoisement, Morel sera tour à tour exproprié, puis « rénovincé », constamment à la merci des profits de ceux qui mènent le monde.
« Je suis le premier étonné de voir à quel point mon roman historique est en fait ancré dans l’actualité. Dans la cohérence de son élan et de son sujet, il était pourtant évident que le personnage allait être condamné à subir les conséquences de sa classe sociale jusqu’à la fin de sa vie. »
Le roman nous rappelle aussi qu’encore aujourd’hui, les travailleurs les plus essentiels sont souvent ceux qui obtiennent le moins de reconnaissance. « Comme c’était le cas avec ces ouvriers qui se sont tués au travail, au propre comme au figuré, la pandémie a mis en évidence l’invisibilité de ceux qui maintiennent le filet social, au détriment de leur santé et de leur sécurité. »