«Paroles et souvenirs» de Paul McCartney: moi, mes chansons

Paul, ce ne sont pas les paroles, c’est la musique. Combien de fois avons-nous lu et entendu cela, entériné ce jugement pour le moins péremptoire ? Le lieu commun, répété suffisamment, a valeur de vérité. Décantée en analyses comparatives plus ou moins approfondies avec les chansons écrites par John Lennon, le frère de création, l’officiel partenaire du tandem Lennon-McCartney au sein des Beatles, l’affirmation est à ce point répandue qu’elle n’a jamais été vraiment contestée. Même John en ajoutait des couches, allant jusqu’à chanter, au pire de leur querelle après la séparation du groupe, ces rimes assassines dans How Do You Sleep : « The only thing you done was yesterday / And since you’ve gone you’re just another day ».
Même sans les majuscules, on avait tous compris : à part l’incontournable Yesterday, pas fort le Paul, et c’est de pire en pire en solo, anodin comme Another Day, succès de palmarès pour Paul et Linda McCartney en 1971. Caricature, certes, rime à laquelle cette provocation de Lennon n’avait su résister, mais reflet non moins aveuglant d’une généralisation à laquelle McCartney lui-même avait fini par adhérer.
Il n’est pas loin de donner raison à ce cinglant cynique de John dans le chapitre consacré à la chanson Another Day, pages 14 et 15 des 940 des deux volumes reliés de ses « Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui », précisément bâtis sur 154 textes de chansons de Paul le parolier. « Cette chanson est née d’une volonté délibérée de composer un succès commercial », admet-il volontiers. Il s’agissait de frapper fort après les Beatles. Le caractère commercial, on le sent, est connoté péjorativement : Paul se justifie devant John, encore sensible à ce qu’il appelle « une des petites piques dont il avait le secret ».
Points de départ et d’arrivée
On pourrait dire, en ce sens, que cette double brique se veut également une réponse, qui pèse son poids. On a 154 exemples de réussites, de mariages heureux entre paroles et musique, avec et sans Lennon (et quelques autres collaborateurs). Sur les quelque 500 chansons très variées du très vaste catalogue de Sir Paul McCartney. Pourquoi 154 ? Les chansons choisies sont à la fois textes, prétextes, et contextes. Des points de départ et d’arrivée. Paul, qui s’est livré en long et en large dans des centaines et centaines d’entrevues, ne s’est jamais astreint à l’exercice passablement éreintant de l’autobiographie.
Il s’en est approché une fois, avec l’aide de l’auteur et personnage de l’avant-garde londonienne Barry Miles : son Many Years From Now de 1977 était presque une collaboration, certainement une biographie autorisée.
Les années passant, les 80 printemps approchant, McCartney a finalement trouvé son angle. Là où on l’attendait le moins. N’ayant « jamais tenu » de « journal intime », il a compris que ses repères de mémoire sont les chansons. De là, avec l’aide de l’éditeur Paul Muldoon qui a cumulé cinq ans de conversations et préparé le terrain pour la transposition en texte suivi, tout ressort : circonstances de création, réflexions sur le processus de création, anecdotes et digressions en quantité. Qui dit chansons dit artefacts : manuscrits, documents, photos, Paul pouvait en parallèle ouvrir ses propres archives, et nous promener à travers un véritable musée de traces parlantes. Un régal de jamais vu.
Au-delà de la cassette
Le procédé permet tout : répéter ce qu’il a dit et redit, tout en allant plus loin. La cassette des récits à la McCartney est plus que familière pour quiconque le suit d’un peu près. Au point où l’on est surpris, au détour d’entrevues-fleuves, d’apprendre du neuf. La merveille de ces « paroles et souvenirs » est la myriade de détails inédits, de précisions utiles, de narrations rafraîchies à chacun des 154 chapitres. Ainsi, on comprend mieux comment, entre Here, There And Everywhere et For No One, se joue la relation entre Paul et la comédienne Jane Asher : les deux titres de l’album Revolver opposent l’éternité de l’amour et la rupture.
Ça ne parle pas que d’eux, explique bien McCartney : « C’est ce que j’aime de la langue anglaise : on peut interpréter les choses de différentes façons. […] J’écris, cela se présente à moi, je prends ce qui me plaît. Et qu’est-ce que je vais prendre ? Quelque chose de magique, qui signifie bien plus que ce que j’imaginais au préalable. »
On s’étonnera de trouver parmi les 154 titres des méconnues, voire des insignifiantes… en apparence. Temporary Secretary ? Pretty Little Head ? Dress Me Up As A Robber ? Oh Woman, Oh Why, vraiment ? Mais oui, parce qu’elles sont pour McCartney des déclencheurs, des brèches par lesquelles la lumière passe, comme dirait Leonard Cohen.
On comprend que McCartney tient aussi à démontrer que ses dernières décennies ont aussi été non seulement valables, mais riches en contenu : Jenny Wren, Calico Skies, My Valentine portent autant de sens pour lui que The Fool On The Hill ou Band On The Run. Il n’y a pas de « silly love songs », même si un succès de Paul avec Wings le proclame. Il y a des chansons, la vie, et les regards croisés d’un créateur sans limites.