«État des lieux»: Deborah Levy, comme à la maison

Fait d’allers-retours entre le passé et le présent, entre Londres, New York, Bombay, Paris, Berlin et l’île d’Hydra en Grèce — où survit le fantôme de Leonard Cohen —, «État des lieux» aborde pêle-mêle écriture et création, relations hommes-femmes et maternité.
Photo: Sheila Burnett Fait d’allers-retours entre le passé et le présent, entre Londres, New York, Bombay, Paris, Berlin et l’île d’Hydra en Grèce — où survit le fantôme de Leonard Cohen —, «État des lieux» aborde pêle-mêle écriture et création, relations hommes-femmes et maternité.

« C’est un peu vertigineux d’être un personnage féminin de soixante ans », confie Deborah Levy dans État des lieux, le bien nommé troisième volet de ce qu’elle appelle son « autobiographie en mouvement ».

Pour les deux premiers, Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie (éd. du Sous-Sol, 2020), Deborah Levy a reçu le prix Femina étranger 2020. Si le premier était conçu comme une réponse au « Pourquoi j’écris » de George Orwell (1946), elle évoquait dans le second sa rupture avec le père de ses enfants, après 23 ans de vie commune à l’aube de la cinquantaine.

Dans État des lieux, on retrouve cette fois l’écrivaine, mère de deux grandes filles, alors que sa plus jeune, à 18 ans, est sur le point de quitter la maison. Alors que l’écrivaine habite toujours à Londres dans cet « immeuble qui tombait en ruine sur la colline », la « maternité héroïque », écrit-elle, est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase. Comment se réinventer ? Que faire de cette liberté longtemps rêvée ? Son histoire, et elle le sait, est aussi celle d’autres femmes qui ont vécu bien avant elle.

Et parlant de rêves, Deborah Levy raconte avoir passé une grande part de sa vie à fantasmer sur des maisons qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir, un thème qui traverse sa trilogie autobiographique.

L’ensemble, qui peut se lire dans le désordre, forme ainsi une fascinante méditation intime où l’autrice fait dialoguer la vie et l’écriture d’un point de vue féminin, avec les défis et les obstacles particuliers que cela présente. Quelque part entre La vie matérielle de Marguerite Duras (qu’elle cite abondamment), Une chambre à soi de Virginia Woolf et les mémoires d’une Simone de Beauvoir.

À coups de cassures et de reprises, d’associations d’idées maîtrisées et chaque fois cohérentes, d’une paradoxale fluidité, la forme inventive confère à cette entreprise autobiographique un charme unique. Un humour (anglais) amorti seulement, ici et là, par de légères pointes d’amertume. Une fluidité qui « passe » en français grâce à la traduction remarquable de Céline Leroy.

Deborah Levy est née en 1959 à Johannesburg, en Afrique du Sud, et a émigré au Royaume-Uni à l’âge de neuf ans après que son père — un militant anti-apartheid d’origine juive — eut passé quelques années en prison. Poétesse, dramaturge et romancière, elle a vu trois de ses huit romans finalistes au Booker Prize, dont Sous l’eau (Flammarion, 2015), seul de ses romans à avoir été traduit en français.

Fait d’allers-retours entre le passé et le présent, entre Londres, New York, Bombay, Paris, Berlin et l’île d’Hydra en Grèce — où survit le fantôme de Leonard Cohen —, État des lieux abordepêle-mêle écriture et création, relations hommes-femmes et maternité.

Quelle différence existe-t-il entre une maison et un foyer ? Comment apprivoiser la solitude ? Comment vivre et écrire sans amour ? Les questions pleuvent et Deborah Levy nous les retourne.

Y domine par-dessus tout, peut-être, sa quête d’un lieu idéal, droit sorti de ses « rêves immobiliers ». Chez elle, c’est une grande et vieille maison au bord de la Méditerranée avec du chèvrefeuille, un balcon et un grenadier dans le jardin. Ce rêve, raconte-t-elle, avec l’écriture qui lui donne une forme, est ce qui la garde en un morceau.

État des lieux

★★★ 1/2

Deborah Levy, traduit de l’anglais par Céline Leroy, Éd. du Sous-Sol, Paris, 2021, 240 pages

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