Le troisième lien, cette dystopie du présent

L’essayiste québécois Simon-Pierre Beaudet se sert du troisième lien pour faire une critique de la société capitaliste dans son nouvel essai.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir L’essayiste québécois Simon-Pierre Beaudet se sert du troisième lien pour faire une critique de la société capitaliste dans son nouvel essai.

Comment la fascination morbide de Simon-Pierre Beaudet pour le troisième lien est-elle née ? « Morbide, le mot est bien choisi », reconnaît en riant l’auteur de ILS MANGENT DANS LEURS CHARS – chroniques du troisième lien et de la fin du monde, un essai qu’il aimerait avoir le luxe de qualifier de science-fiction, mais qui décrit bel et bien notre présent dystopique.

« Il n’est plus important, maintenant, de savoir ce qui arrivera avec le troisième lien. Cette absurdité va peut-être voir le jour, même si ça semble improbable. Peu importe, le meilleur est derrière nous. Le troisième lien était là pour révéler les caractères de la ville de Québec, ses lignes de fracture, ses passions enfouies », écrit celui qui signait en 2016 Fuck le monde et qui demeure, dans ce nouveau livre, le même impitoyable descripteur (et décrypteur) d’une époque d’asphalte et de service à l’auto, un peu comme si Roland Barthes s’était rendu visiter un power center en écoutant Vulgaires Machins.

« Le troisième lien a été le hochet avec lequel on s’est divertis pour oublier à quel point la vie est devenue pourrie dans le turbo-capitalisme », résume l’essayiste québécois le plus comique depuis Pierre Falardeau. Comique, du moins, pour peu que la tragédie de notre dépendance aux voitures vous procure une risée.

C’est lors de la campagne électorale municipale de 2017 que Simon-Pierre Beaudet découvre ce qui deviendra son nouvel objet de fascination. Le parti Québec 21 de Jean-François Gosselin avait fait de la création d’un lien autoroutier entre les deux rives son principal cheval de bataille, si l’on exclut son opposition au projet de SRB (service rapide par bus), qui devait relier Lévis et Québec.

« Ç’a été exemplaire, cette manière qu’ont les radios d’opinion d’interférer dans le monde politique », explique au téléphone l’écrivain et professeur de littérature, en rappelant que le fondateur de Québec 21, Frédérick Têtu, bénéficiait d’une tribune régulière sur les ondes de CHOI Radio X. « Le programme de Québec 21 était basé sur les campagnes de promotion de ces radios-là. Cette idée d’être contre le SRB et pour le troisième lien, c’était le programme des radios auparavant. »

S’il a longtemps été de ceux prétextant qu’il suffit, si ces stations nous indisposent, de ne pas les syntoniser, Simon-Pierre Beaudet pense désormais que pareille stratégie consisterait en une dangereuse abdication. « J’ai longtemps cru qu’on leur accordait une importance démesurée, se souvient-il. Elles-mêmes disent régulièrement qu’on leur accorde une importance démesurée. Mais de la radio parlée d’opinion qui roule de six heures à dix-huit heures, même si c’est souvent anodin et redondant ce qu’on y dit, à long terme, ça a une influence décisive sur la vision du monde qui se propage dans la ville. Et ça s’incarne de façon particulièrement marquée quand il y a des mouvements sociaux polarisants. À mon sens, elles ont eu une influence déterminante dans l’abandon du projet de SRB ou sur la construction d’un amphithéâtre pour une équipe de hockey qui n’existe pas. »

Une saga révélatrice

 

Avec ces « écrits de circonstances », dont certains déjà parus en ligne ou entre les pages de la revue L’idiot utile, Simon-Pierre Beaudet poursuit son humble, mais opiniâtre, travail de résistance face à l’inexorable prolifération des quartiers de maisons-toutes-pareilles et autres stationnements grands comme des stades de football. Dressant de chronique en chronique le portrait désespérant d’un Occident qui continue d’anéantir le monde, mais qui ne saurait envisager d’anéantir le dogme du boulot-Costco-dodo (un syntagme qu’il emprunte à Samuel Archibald).

« [J]e suis un hypersensible je suis / atteint au plus profond de mon être / dans mes nerfs // par la laideur », annonce-t-il dans le prologue faussement lyrique de ILS MANGENT DANS LEURS CHARS, une confession qu’ils sont nombreux à recevoir comme une attaque ad hominem, alors qu’il apparaît pourtant évident que, comme tous les cyniques, Simon-Pierre Beaudet n’est qu’un humaniste qui collectionne les déceptions.

« Il y a là-dedans une relation intéressante entre la catégorie et le spécimen, observe-t-il en entrevue. Les gens s’identifient beaucoup à leur mode de vie, ce qui rend compliqué de s’attaquer à des catégories comme le Costco, le troisième lien ou la culture de l’automobile. C’est peut-être inévitable que les gens en fassent une affaire personnelle, mais ça ne m’empêchera pas de faire une critique de notre mode de vie. D’autant plus que ce que j’ai découvert dans ma ville, ça existe partout ailleurs. Ça me semble assez caractéristique que, lorsqu’on veut prendre des vacances, on veuille fuir ceci. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui allait prendre ses vacances à Charlesbourg ou au Costco. »

À ce stade-ci, le troisième lien, ce « feuilleton suivi passionnément par les habitants de la ville », aurait donc essentiellement valeur de récit, n’ayant d’autre utilité que celle d’huiler régulièrement la machine médiatique et politique ou, si vous préférez, de faire parler. « À ce titre, écrit Beaudet, la saga du troisième lien contient tous les aspects de la condition humaine occidentale contemporaine : elle parle de notre mal-être dans notre vie et notre territoire, de notre rapport maladif au travail et à la consommation, de la crise des médias rongés par le règne de l’opinion et du clickbait, de la pourriture complète du champ politique, essentiellement occupé par des populistes dont le principal programme politique consiste à garder le peuple dans sa marde (travail, consommation, automobile), avec comme arrière-plan la crise écologique et climatique qui nous effraie et dont le troisième lien constitue la marque de déni la plus spectaculaire. »

Mais bien qu’il soit visiblement aisé de se moquer de cette « fantastique bouffonnerie », l’engagement continu du gouvernement Legault envers le projet témoignerait précisément du genre de société qu’il ne souhaite pas laisser disparaître dans notre rétroviseur collectif, prévient Simon-Pierre Beaudet. « Je n’ai pas l’impression que le gouvernement a l’intention d’aller au bout du projet, je ne sais pas quand il va l’abandonner, mais maintenir le projet en vie, c’est une manière de dire qu’ils n’ont pas abandonné la vision du monde qui est convoquée par le troisième lien. C’est la vision du monde de la CAQ qui passe à travers le troisième lien. »

ILS MANGENT DANS LEURS CHARS – chroniques du troisième lien et de la fin du monde

Simon-Pierre Beaudet, Moult Éditions, Montréal, 2021, 242 pages



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