Le grand écran peut-il aider le livre québécois?

«Maria Chapdelaine», ce grand classique, a vu, à Bibliothèque québécoise seulement, ses ventes se multiplier par quatre, drainées par la sortie du film de Sébastien Pilote.
Photo: MK2 Mile End «Maria Chapdelaine», ce grand classique, a vu, à Bibliothèque québécoise seulement, ses ventes se multiplier par quatre, drainées par la sortie du film de Sébastien Pilote.

Les tomes 1, 2 et 3 du roman Dune en français viennent à peine d’arriver dans les librairies québécoises. Le succès international du film de Denis Villeneuve a fait exploser les ventes, au point où l’éditeur Robert Laffont a eu du mal à répondre à la demande, et l’a fait en retard. Et Maria Chapdelaine ? Ce grand classique, libre de droits, a vu, à la maison d’édition Bibliothèque québécoise seulement, ses ventes se multiplier par quatre, drainées par la sortie du film de Sébastien Pilote. L’écran est-il le déploiement idéal du livre ? Peut-il aider le livre québécois ?

C’est un air connu, qui a touché autant La servante écarlate de Margaret Atwood, Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier et La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen que les bons vieux Arsène Lupin, dont la série Netflix a fait exploser les ventes de bouquins. Passez un livre à l’écran — Web, télévision ou cinéma — et il sera presque à tout coup un succès de librairie.

« Il y a une part du rapport à l’art, à la fiction en particulier, mais aussi à la musique, qui est de l’ordre du fan, avance le sociologue de la littérature Michel Lacroix. Ça peut mener à l’érudition absolue [les geeks] autant qu’à la complaisance dans la relecture ou au revisionnement infini des textes, qui deviennent des séries, ou des albums, ou des films… »

Le professeur de l’UQAM pense au phénomène Marvel : une chaîne infinie de produits dérivés allant des comic books américains jusqu’aux films, avec prequels et sequels. Un phénomène qui est parfois snobé par les penseurs. Il reste toutefois que, quand certains lecteurs aiment, précise M. Lacroix, ils ont « la volonté de demeurer “enfermés” dans la bulle d’un univers fictionnel spécifique ».

« Un bon livre aide à faire un bon film »

La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) l’a bien compris. Elle a mis sur pied, il y a deux ans, son programme d’aide au prédéveloppement de séries télévisées basées sur des adaptations littéraires. « Une des premières choses qu’on regarde quand on reçoit un projet, c’est sa capacité à rayonner », indique Johanne Larue, directrice générale du cinéma et de la production télévisuelle.

« Quand un producteur acquiert les droits d’une œuvre littéraire, logiquement, on peut se dire que, pour le rayonnement, il y a déjà un public acquis : ceux qui ont lu le livre vont vouloir voir le film. Ça jette un éclairage favorable sur la proposition. Il n’y a pas de points, ce n’est pas quantifié, mais je dirais qu’on remarque plus qu’avant la plus-value de ces propositions — quand on veut adapter une œuvre connue, bien sûr. Ça nous rassure sur la capacité du film à joindre son public. »

Dans les dernières années, la SODEC a ainsi financé les films Kuessipan, Paul à Québec, Pieds nus dans l’aube, Sympathie pour le diable, Le torrent, Tom à la ferme, Les fous de Bassan, Borderline et Les 7 jours du talion, par exemple. « Avec le développement des webséries, de plus en plus de réalisateurs s’inspirent maintenant de la littérature, remarque Arnaud Foulon, vice-président éditions et opérations chez Groupe HMH. Les différents supports désormais disponibles donnent plus de possibilités à réutiliser ce répertoire littéraire. »

La langue des autres sur écran

 

Anaïs Barbeau-Lavalette est réalisatrice et autrice aux éditions Marchand de feuilles. Elle a adapté des livres au grand écran — La déesse des mouches à feu, par exempleet elle planche actuellement sur Chien blanc de Romain Gary. Elle a été adaptée aussi — la websérie Je voudrais qu’on m’efface. « Quand il s’agit d’une œuvre littéraire québécoise, je pense qu’il y a un brin d’enthousiasme supérieur », avance-t-elle quand on la questionne sur les réactions des analystes de projets des institutions.

« Je sens qu’ils veulent surtout des œuvres qui datent un peu, pour voir ce que ça peut donner comme sensibilité contemporaine », dit celle qui travaille actuellement avec Catherine Léger à une nouvelle version du Kamouraska d’Anne Hébert. « Avoir deux femmes de 40 ans féministes d’aujourd’hui, ça donne quelque chose de revigoré. On n’a pas le même regard que Claude Jutra. »

Avec le développement des webséries, de plus en plus de réalisateurs s’inspirent maintenant de la littérature. Les différents supports désormais disponibles donnent plus de possibilités à réutiliser ce répertoire littéraire.


« Je ne sais pas si c’est parce que j’écris, mais il y a quand même des coups de cœur avec un récit, et souvent avec une langue, ajouteMme Barbeau-Lavalette. J’ai l’impression que l’adaptation nous fait sortir de nous ; c’est l’fun, dans le sens où ça élargit nos horizons. »

L’adaptation à l’écran élargit aussi les horizons du livre. C’est la visibilité que celui-ci gagne qui motive surtout les éditeurs à vouloir vendre des « contrats d’option ». Ces ententes réservent les droits d’un livre à un réalisateur ou à un producteur pendant le prédéveloppement du projet. Ensuite, si le projet trouve son financement, il passe en production.

Le droit d’être filmé

Ce boulot — vendre des contrats d’option de livres à des producteurs ou à des réalisateurs — fait partie du travail de Geneviève Lagacé, responsable des droits étrangers chez Groupe HMH. « On n’est pas dans une logique économique quand on parle d’adaptation sur les écrans, précise-t-elle en entrevue téléphonique. Ce n’est pas tant l’argent qu’il y a à gagner que la visibilité qui compte. Nos auteurs sont au cœur de toutes nos négociations. C’est une grande joie, une fierté de pouvoir être adapté à l’écran, et ça donne une autre vie à l’œuvre, en plus de fidéliser nos lecteurs. »

Toutefois, étant donné les faibles revenus que les auteurs tirent de leurs livres, ces sous peuvent tout changer pour eux. En 2018, le salaire moyen des répondants à un sondage de l’Union des écrivaines et écrivains québécois était de 9169 $ et le salaire médian — le point où 50 % de l’échantillon perçoit un salaire supérieur et où 50 % perçoit un salaire inférieur — ne dépassait pas les 3000 $.

« Selon l’information disponible à Téléfilm Canada, explique Mme Lagacé, “le coût des options au pays se situe généralement entre 5000 $ et 10 000 $ pour les œuvres connues et le coût moyen d’une option varie entre 1500 $ et 3000 $ pour une période de 24 mois”. » Pour la plupart des contrats, ces montants sont partagés à 50 % entre l’éditeur et l’auteur, parfois plus (jusqu’à 70 %) pour l’auteur.

Tous les projets ne passent toutefois pas en production. Loin de là. « Souvent, ça s’arrête à l’étape du financement, que le producteur n’arrive pas à obtenir », indique Geneviève Lagacé. Johanne Larue estime, « très grosso, très modo », que sur trois projets développés par un diffuseur, un seul passera en production en moyenne. Si le film se fait, alors l’option est levée et l’éditeur reçoit un pourcentage du budget du film, qui tourne autour de 2 %, ou un montant maximal, payable au premier jour du tournage, selon les informations qu’a récoltées Le Devoir.

Faire foire

 

« Je suis d’avis qu’on devrait encourager vraiment les éditeurs, les producteurs et les réalisateurs à discuter ensemble et à se côtoyer », dit Geneviève Lagacé. D’autant, comme le souligne son patron, Arnaud Foulon, que les formes à l’écran se sont multipliées et que les webséries ont soif, aussi, d’idées. Des ateliers de réseautage que la SODEC aimerait réinstaurer dès que les conditions sanitaires le permettront.

« Il y a de belles collaborations possibles, ajoute Mme Lagacé. Le rayonnement est très intéressant, et ça peut ouvrir des chemins auxquels on n’avait pas pensé pour un livre. Pour la fiction, bien sûr, mais aussi pour l’animation avec les romans graphiques ou les livres jeunesse, par exemple. Je souhaiterais plus de rapprochements entre le milieu de l’édition et le milieu du cinéma, dans les festivals de films notamment. »

Avec Manon Dumais

 

Anaïs Barbeau-Lavalette sera en dédicace au SLM le 27 novembre en plus de participer à la série Confidences d’écrivaine le même jour. Elle sera aussi en rencontre littéraire le 16, à la Librairie Monet.

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