Faire corps avec la forêt

La matière de Femme forêt, son troisième roman, germait en elle depuis un certain temps. Il aura toutefois fallu un temps d’arrêt, celui imposé par le confinement, pour qu’Anaïs Barbeau-Lavalette puise en elle la force de rassembler des fragments de vie afin de les transformer en une prodigieuse réflexion sur la mémoire ancestrale, la transmission des valeurs et les liens familiaux.
« J’ai avancé à tâtons parce que pendant longtemps, je me disais que je n’étais pas certaine que j’étais prête à écrire ça, qu’il y avait quelque chose à écrire là-dessus, car c’est un peu intangible », se rappelle la réalisatrice et romancière, qui a fui la ville pour se réfugier dans la vallée de son enfance à l’orée d’une forêt avec son homme et leurs trois enfants, ainsi qu’une famille d’amis.
Durant six mois, quatre adultes et cinq enfants ont ainsi occupé la Maison bleue, tandis que les parents de l’autrice habitaient la Maison rouge dans le même rang : « C’est pas comme si on était dans une villa : c’est une vieille bicoque chambranlante, il fait frette et ça pue ! Mais on se disait que le territoire allait nous offrir un peu de divin. »
Roman autobiographique d’une ensorcelante poésie où l’imaginaire tient une large part, Femme forêt fait figure de miroir inversé de La femme qui fuit (Marchand de feuilles, 2015), magnifique portrait de sa grand-mère maternelle, la peintre Suzanne Meloche. Fruit d’une « histoire familiale tissée d’abandons », elle a ainsi voulu tisser des liens avec les siens, la communauté et la nature.
« J’ai l’impression que ce roman aurait pu s’appeler La femme qui reste. Comment je reste, comment être vivante, femme, mère, enracinée ? Qu’est-ce que je veux faire de ma vie, comment je vais la célébrer, honorer mon passage ? Toutes ces questions vont de pair avec une espèce de révérence, d’humilité face au vivant, à tout ce qui pousse. Je me suis rendu compte que je ne connaissais rien, que je ne savais pas nommer les choses, que j’étais nulle ! »
La grandeur de l’ordinaire
Si Anaïs Barbeau-Lavalette célèbre la beauté de la nature dans Femme forêt, elle y fait aussi la part belle à sa violence, à la cruauté du cycle de la vie. Bien que la menace du « méchant virus » ne plane pas au-dessus de la bulle sylvestre, la mort hante le récit du début à la fin.
« On a vu plein de monde mourir et on s’est rendu compte plus que jamais qu’on allait mourir. C’est comme si le fait de s’arrêter te plaçait devant cette évidence foudroyante. C’est violent, mais c’est une violence saine. La quête de Femme forêt, c’est une quête d’enracinement. Je pense que de constater notre éphémérité participe à nous enraciner davantage. »
Celle qui se définit comme « une touriste de la ruralité » marque une légère pause : « Ce n’est pas facile d’écrire sur la beauté, et ça me fragilise beaucoup. Ce n’est pas facile pour moi d’en parler parce que ce n’est pas épique comme La femme qui fuit ; il y a quelque chose de très simple et de philosophique dans cette quête-là. »
Si simple soit-elle, cette quête d’enracinement au cœur d’un quotidien ponctué par l’apprentissage des noms des conifères et des fleurs, par la cueillette du mélilot et des têtes de violon, par la chasse aux bestioles qui rampent dans la maison paraît magnifiée sous la plume gracieuse de la romancière.
On a vu plein de monde mourir et on s’est rendu compte plus que jamais qu’on allait mourir.
C’est comme si le fait de s’arrêter te plaçait devant cette évidence foudroyante. C’est violent, mais c’est une violence saine. La quête de Femme forêt, c’est une quête d’enracinement. Je pense que de constater notre éphémérité participe à nous enraciner davantage.
Il est vrai qu’en exergue, on trouve des citations de la cinéaste Manon Barbeau (« C’est toi qui la fabriques, la beauté ») et de l’écrivain Romain Gary (« Ne dis pas forcément les choses comme elles se sont passées, mais transforme-les en légendes »).
« Le livre a failli s’appeler Les miracles ordinaires. C’est comme si la lenteur avait posé une lumière neuve sur les gestes du quotidien. Faire une tresse dans les cheveux de mon gars, ça peut être un miracle en soi. Tout dépend de la valeur qu’on accorde aux petits gestes. Il faut prendre le temps de s’arrêter, car tous ces gestes-là vont raconter une vie. La valeur que tu leur accordes peut être immense. »
« Je n’ai pas écrit ce livre pour mes enfants, enchaîne-t-elle, mais pendant ces mois-là, je me rappelais m’être dit que mon seul pouvoir, c’était l’empreinte que mes kids allaient porter de cette période-là. Je voulais transformer ça en quelque chose de profond qui allait les tirer vers le haut pour la suite. »
L’arbre de la vie
Par sa manière de juxtaposer le présent du confinement, ses souvenirs, le passé familial et les récits ancestraux, Anaïs Barbeau-Lavalette signe un roman dont la structure évoque les cernes d’un arbre.
Dans Femme forêt, roman notamment nourri de lectures de Ponge, Thoreau et Valéry, la romancière écrit que lorsqu’un arbre « devient usé et trop âgé, une extension de lui-même prend le relais et sera ensuite perpétuée par une extension de l’extension, et ainsi de suite. L’arbre est un être vivant divisible. Il est un, ensemble. » Comme les membres d’une famille. Comme les branches d’un arbre généalogique.
« Je n’avais pas pensé à la figure de l’arbre généalogique, mais je pensais effectivement à l’entité familiale qu’on essayait de faire tenir : on est un, ensemble. »
Cette affirmation n’est pas sans rappeler l’une des dernières phrases de La femme qui fuit, où elle traitait déjà d’enracinement et dont la conclusion était campée dans le même lieu que Femme forêt : « Je suis libre ensemble, moi. »
« De m’intéresser à tout ce qui était enraciné autour de moi m’a permis d’y trouver mes racines, qui restent fragiles. Le fait d’être confinée dans cet endroit m’a permis d’aller à la rencontre des vivants qui avaient un lien particulier avec cette vallée que je fréquente depuis que je suis toute petite. J’ai l’impression que ça m’a un peu sauvée de connecter avec l’identité sylvestre. D’être au milieu de cette abondance fragile et magnifique m’a fait du bien et continue de m’aider à passer au travers. »
Lorsqu’on lui fait remarquer que le mot « fragile » est revenu à quelques reprises au fil de la conversation, le visage d’Anaïs Barbeau-Lavalette s’illumine d’un sourire de fierté.
« J’ai l’impression que la grande force cohabite avec la vulnérabilité. C’est quelque chose qui s’apprivoise parce qu’on n’a pas tendance à glorifier la vulnérabilité, mais plutôt à l’écraser. Plus j’assume ma part de vulnérabilité, plus je me sens enracinée. J’ai l’impression que Femme forêt, c’est la célébration de la force et de la vulnérabilité. À partir du moment où j’intègre les deux, je suis à la fois puissante et extrêmement fragile. Ça résume mon essence comme femme et comme mère. »