«Changer: méthode»: Édouard Louis, la métamorphose

En racontant la misère économique, morale et culturelle dans laquelle il avait grandi, il avait su transformer sa propre enfance amochée en un immense succès de librairie. En 2014, En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil) a eu l’effet d’une seconde naissance pour le jeune homme de 21 ans, originaire d’un petit village du nord de la France.
Changer : méthode, le nouveau livre d’Édouard Louis et son cinquième récit autobiographique, permet de mesurer l’étendue du chemin parcouru. De la Picardie en passant par les beaux quartiers de Paris et jusqu’au bout du monde. Tout ce qu’il a construit et gagné, tout ce qu’il a laissé derrière lui : une ville et un nom, des amitiés fortes, sa naïveté de Rastignac assoiffé de revanche sociale et l’« impression d’avoir trop vécu ».
« À un peu plus de vingt ans, écrit-il, j’avais changé de nom devant un tribunal, changé de prénom, transformé mon visage, redessiné la structure de mon implantation capillaire, subi plusieurs opérations, réinventé ma manière de bouger, de marcher, de parler, fait disparaître l’accent du Nord de mon enfance. »
Comme son titre l’indique, Changer : méthode est un récit d’apprentissage, de métamorphose, et parfois même de ventriloquie. Édouard Louis y remonte minutieusement le temps, depuis ses années de collège jusqu’à la publication de son premier livre.
À 28 ans, la trajectoire de l’écrivain est déjà marquée de ruptures importantes. Parti étudier à Amiens à l’âge de 14 ans, il découvre le théâtre, première porte de sortie. « Je voulais que le théâtre me sauve de la pauvreté, de la violence, du village. » Au contact d’une amie éprise de culture, Elena, dont la famille l’avait presque adopté, il modifie son vocabulaire, son accent, sa façon de s’habiller. Il découvre grâce à elle les livres et la littérature, aborde aussi avec elle sans détour la question de son homosexualité.
Plus tard, la rencontre avec Didier Eribon, l’auteur de Retour à Reims (Fayard, 2009), qui donnait un séminaire à l’Université d’Amiens, sera elle aussi déterminante. Leurs parcours se ressemblaient. « À travers Didier, j’avais pris conscience du fait que mes diplômes à l’Université d’Amiens n’étaient pas suffisants pour me sauver. » En finir avec Eddy Bellegueule lui sera dédié.
Devenir quelqu’un
À Paris, où il va désormais passer tous ses week-ends, Édouard Louis rencontrait des gens qui avaient des vies qu’il n’aurait jamais pu imaginer, qui le faisaient rêver. « Entre mon désir physique et mon désir social il n’y avait pas de différence », nous raconte-t-il. Rapidement, son obsession sera d’intégrer la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm. Bien conseillé par ses nouveaux amis, il y sera admis grâce à un concours parallèle et pourra s’installer à Paris à 18 ans. « Je ne savais pas encore qu’une fois entré dans cette école, elle n’aurait plus aucune importance pour moi. »
Avec ce qui ressemble à une étonnante franchise, Édouard Louis raconte son « parcours fracassé et aléatoire », où pointe souvent un peu de culpabilité envers tous ceux qu’il a « abandonnés », à commencer par Elena, cette ancienne amie à qui il s’adresse par moments en tentant de se justifier.
Il raconte aussi comment il a été gardien d’immeuble, guichetier ou libraire. Comment il s’est même parfois prostitué pour pouvoir payer ses traitements d’orthodontie. À ses yeux, c’était le travail qui lui semblait « le moins éprouvant et le moins humiliant, le moins aliénant, moins en tout cas que de travailler comme serveur ou comme plongeur dans un restaurant pour un salaire misérable ».
Armé d’une volonté presque désespérée de s’en sortir, d’être « sauvé », d’échapper à sa condition, avec aussi un certain recul critique, il n’élude rien de ses efforts pour effacer les traces du passé et devenir quelqu’un — c’est-à-dire quelqu’un d’autre.
Édouard Louis, « transfuge declasse », va plus tard investir le même acharnement dans la « remise en cause de la violence du monde ». Après avoir écrit avant tout pour se sauver et pour exister (il y est arrivé), l’auteur d’Histoire de la violence (Seuil, 2016) poursuit depuis un projet littéraire hybride, entre militantisme et récit de soi, qui consiste, explique-t-il, à « écrire des livres qui soient des armes pour les autres ».
Tragiquement lucide, d’une certaine façon, Édouard Louis n’ignore pas que ses mutations successives sont peut-être aussi la marque d’une éternelle insatisfaction. Un désir insatiable derrière lequel se cache, peut-être, l’impossibilité même du bonheur.