«Madame Hayat»: l’amour au temps du califat

Dans une sorte de présent un peu flou, Fazıl est un étudiant en littérature dont le mode de vie a basculé après la ruine et la mort de son père. Ce lecteur de Flaubert pour qui littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie s’est vu plongé du jour au lendemain dans la pauvreté, la solitude et un certain désespoir.
Dans ce pays jamais nommé — mais dans lequel il est difficile de ne pas voir la Turquie d’hier ou d’aujourd’hui —, le passé de chacun ne tient plus qu’à un fil mince. « La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. »
Pour gagner un peu d’argent, le héros et le narrateur de Madame Hayat, le troisième roman traduit en français de l’écrivain turc Ahmet Altan, devra se résoudre à faire de la figuration dans une sorte de cabaret musical télévisé. Il y fera la rencontre d’une femme plus âgée qui va l’émerveiller avec sa « robe au décolleté profond, couleur de miel, qui moulait fermement son corps tout en rondeurs ».
Ayant entre 45 et 55 ans, mystérieuse et intelligente, Nurhayat, que tout le monde appelle Hayat, parlait beaucoup, mais jamais vraiment d’elle-même, de son passé ou de ses projets. Tout de suite, sa « maturité espiègle », sa joie, sa jeunesse presque éternelle enchantent l’étudiant. « Il y avait tant de choses dans son rire : les oiseaux du matin, des éclats de cristal, l’eau claire qui cascade sur les pierres d’un torrent, les clochettes qu’on accroche aux arbres de Noël, une bande de petites filles courant main dans la main. »
Vont suivre quelques mois de plaisir et d’un bonheur presque conjugal, où tous les deux vont éviter de parler de leurs sentiments. Lui encore trop immature, elle possédant juste assez de sagesse et d’expérience pour ne pas se faire d’illusions. Dans un pays devenu fou, leur histoire d’amour sans nom sera une sorte de bulle protectrice, alors qu’autour d’eux les arrestations arbitraires se multiplient.
Ce qui ne va pas empêcher Fazıl de nouer une relation amoureuse avec Sıla, étudiante comme lui, elle aussi ruinée après que le gouvernement eut saisi toutes les entreprises de son père sous des prétextes dérisoires. « Ainsi que beaucoup d’entre nous, elle avait perdu son passé, et elle errait tel un fantôme dans les brumes du présent. » Voulant à tout prix sortir du pays, elle compte poursuivre ses études au Canada, où elle a de la famille, espérant que Fazıl vienne avec elle.
Traversé d’allusions au présent turc qui a durement frappé l’auteur, Madame Hayat a été écrit en prison pendant les quatre années et sept mois où Ahmet Altan a été incarcéré, dans la foulée du putsch manqué de juillet 2016, après avoir été condamné à la perpétuité pour avoir envoyé des « messages subliminaux » lors d’une émission télévisée.
Libéré en avril 2021 sur ordre de la Cour de cassation de Turquie, l’homme de 71 ans avait pu s’évader un peu par l’écriture et le rêve éveillé. « Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas », écrivait-il dans Je ne reverrai plus le monde (Actes Sud, 2019), rassemblant ses textes de prison.
Écartelé entre ces deux femmes, pris entre le passé et l’avenir, coincé entre son pays et des promesses de liberté venues de l’étranger, les possibilités d’évasion — hors de la littérature — se feront de plus en plus rares pour le jeune narrateur, poussé à faire des choix déchirants.
Simple, profond, émouvant, Madame Hayat nous raconte d’une voix forte cette éducation sentimentale accélérée, tout en filant la métaphore subtile d’un pays qui ne se reconnaît plus.