La criminalité du désespoir

Cette réalité des cités où l’on vit sans eau, et sans électricité en dehors des prises illégales, où de jeunes hommes sont armés jusqu’aux dents, Dieu sait par qui, alors qu’ils vivent dans des maisons de tôle, est bien réelle dans l’Haïti d’aujourd’hui, explique Emmelie Prophète.
Photo: Rodrigo Abd Associated Press Cette réalité des cités où l’on vit sans eau, et sans électricité en dehors des prises illégales, où de jeunes hommes sont armés jusqu’aux dents, Dieu sait par qui, alors qu’ils vivent dans des maisons de tôle, est bien réelle dans l’Haïti d’aujourd’hui, explique Emmelie Prophète.

Elle a un nom évocateur. Pourtant, Emmelie Prophète ne lit pas dans l’avenir. Même si Le Canard enchaîné a écrit, au moment de l’assassinat de l’ancien président haïtien Jovenel Moïse, qu’il était mort comme Cannibale 2.0, l’un des personnages de son dernier livre, Les villages de Dieu, paru huit mois plus tôt.

De toute façon, pour l’autrice Emmelie Prophète, rencontrée à Tunis à l’occasion du Congrès mondial des écrivains de langue française, la réalité dépasse largement la fiction. Son dernier livre raconte l’histoire de Célia, une jeune femme qui vit dans la communauté de la Cité de la Puissance divine, en banlieue de Port-au-Prince, sous l’emprise de gangs de jeunes hommes armés et livrés à leurs pires instincts. Un endroit où les chefs s’assassinent les uns à la suite des autres dans une course effrénée pour un pouvoir éphémère.

L’idée de ce livre est venue à Emmelie Prophète d’un simple reportage à la radio, raconte-t-elle. Alors qu’elle était au volant de sa voiture, elle entendit le témoignage d’un homme qui avait assassiné le chef de son gang, et qui expliquait, « de manière complètement décomplexée », comment et pourquoi il l’avait tué.

« Les raisons, c’était que la distribution de l’argent, issu d’activités criminelles, n’était pas équitable. Qu’il donnait plus de nourriture à ses chiens qu’à ses hommes, qu’il couchait avec leurs petites amies, et qu’ils en ont eu marre », raconte-t-elle. « J’ai été extrêmement choquée par le reportage, par le cynisme et la froideur » de celui qui racontait l’assassinat.

Des « gens perdus »

D’ailleurs, aux abords de Port-au-Prince, il y a effectivement une cité qui s’appelle Village-de-Dieu, dit-elle, même si les noms des autres communautés de son livre ont été inventés. Dans ces cités, les visiteurs ne ressortent pas vivants, explique-t-elle, citant le cas d’un photojournaliste, Vladimir Legagneur, mystérieusement disparu en 2018, dans les environs de Village-de-Dieu.

Cette réalité donc, des cités où l’on vit sans eau, et sans électricité en dehors des prises illégales, où de jeunes hommes sont armés jusqu’aux dents, Dieu sait par qui, alors qu’ils vivent dans des maisons de tôle, est bien réelle dans l’Haïti d’aujourd’hui.

« Je ne viens pas d’un quartier comme ça , dit Emmelie Prophète, qui est aussi avocate spécialisée en droits d’auteur à Port-au-Prince. C’est juste que je suis très attentive à ce qui se passe, à l’évolution de mon pays. Quand j’étais petite, ça n’était pas comme ça. Quand je grandissais, il n’y avait pas ces quartiers populaires à l’entrée de la capitale. Ce sont des quartiers qui ont émergé avec la chute de la dictature, à partir de 1986. […] La montée en puissance des gangs a commencé il y a peut-être une trentaine d’années. Il y a eu d’abord de petits criminels, mais depuis dix ou douze ans, ils sont armés et ils ont des moyens. »

Emmelie Prophète mesure cependant tout le désespoir qui dirige la folie meurtrière de ces petits criminels. « Ce sont des gens perdus. Ils sont nés dans ces cités, dans ces ghettos. Ils n’ont eu accès à rien. C’est comme s’ils n’existaient pas. Beaucoup d’entre eux n’ont même pas de pièces d’identité. Ils sont nés là. Ils ne sont pas allés à l’école. Ils n’ont pas eu accès à des soins de santé », raconte-t-elle. Dans ce cul-de-sac où ils semblent nés, ils sont prêts à tout pour arracher au temps quelques mois de gloire, de succès ou d’argent, et n’ont pas peur de mourir.

Changement de mentalité

 

Cette détresse, Emmelie Prophète la relie à celle de ceux qui rêvent de fuir le pays, à ces réfugiés qui sont chassés du Texas ou d’ailleurs. « Ces gens-là, dit-elle, le Canada ne les recevrait pas. »

Dans cette jungle sans merci, Emmelie Prophète a tout de même réussi à planter un peu d’amour, celui de Célia, son héroïne, pour sa grand-mère ou encore pour son oncle, revenu brisé d’une tentative d’immigration aux États-Unis.

« Il y a de la solidarité, il y a de l’amour », dit-elle. Quelque chose qui permet de survivre aux heures, aux jours, mais rien de suffisant pour pallier la puissance des forces destructrices en présence.

Pour y arriver, il faudrait un changement complet des mentalités, dit-elle, une mise en œuvre de l’état démocratique.

« Il est temps que nous changions, dans ce pays, la mentalité, la façon de voir le pouvoir. Il faut que nous acceptions d’être républicains et de remplir nos devoirs jusqu’au bout. C’est-à-dire d’aller voter, de choisir la personne qui convient et, même si en cours de route on a l’impression qu’elle ne convient pas, d’attendre l’échéance de son mandat. Donc, nous avons besoin de devenir démocrates républicains. »

Notre journaliste était l’invitée des États généraux du livre en langue française dans le monde.

 

Les villages de Dieu

Emmelie Prophète, Mémoire d’encrier, Montréal, 2020, 224 pages.

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