Se méfier des apparences

iStock

On ne souligne pas assez souvent le rôle que jouent certaines maisons d’édition françaises en consacrant plus du quart de leur budget (et même souvent plus !) à la traduction. Ce n’est pas seulement par grandeur d’âme, bien sûr : Mankell, Larsson, Nesbø, Connelly, Ellory et plusieurs autres se vendent à des millions d’exemplaires. Mais peu d’éditeurs d’ici peuvent se payer ce risque, et c’est donc par ces premières que nous profitons de la manne.

Ce mois-ci seulement, trois auteurs — un Anglais, un Américain et un Norvégien — que la plupart d’entre nous n’auraient pas connus autrement se partagent notre panorama. Et prenez tout de suite note que personne ici ne donne dans le rose bonbon…

Dans son Carnaval des ombres, d’abord, R.J. Ellory nous raconte une histoire située dans un bled perdu du Kansas, Seneca Falls, à la fin des années 1950. La chasse aux communistes et aux « déviants » de toutes sortes bat toujours son plein et l’agent spécial Michael Travis du FBI doit tirer au clair, sans équipier, le meurtre d’un inconnu retrouvé sous le carrousel d’un cirque ambulant… D’un très étrange cirque ambulant, comme il le découvre rapidement.

Pas d’animaux ici : que des personnages « impossibles » défiant les règles de ce qui est considéré comme normal. Chacun à sa façon, le nain comme l’homme aux sept doigts, l’illusionniste, les acrobates ou le directeur du cirque, semble pouvoir se glisser « magiquement » dans l’esprit comme dans l’âme des spectateurs. L’agent Travis y perdra tous ses repères habituels et sera confronté à un ennemi qu’il n’a jamais vraiment affronté : la vérité.

Comme souvent chez Ellory, le récit est double, sinon triple : il y a d’abord l’enquête sur le crime qui nous révèle le personnage trouble de l’enquêteur lui-même, puis le contexte social et historique dans lequel tout cela s’inscrit. Travis découvrira peu à peu qu’il enquête en fait sur la déviance et la normalité forcée plutôt que sur un assassinat, disons, pour le moins suspect. Plus il avance, plus tout se dissout dans une histoire insoupçonnée et beaucoup plus large.

On rencontrera ici une série de personnages absolument étonnants incarnant chacun d’une façon différente le refus de se plier aux consensus de la réalité. Le tout porté par une écriture d’une souplesse inouïe fort bien rendue par la traduction. Un livre dérangeant, dénonciateur. Comme la plupart des romans de R.J. Ellory.

À la dure

 

On l’a déjà dit ici à propos d’un autre livre de McCafferty (Meurtre sur la Madison) : les amateurs de Craig Johnson dévoreront ce Baiser des Crazy Mountains. Même si le Montana est plus au nord que le Wyoming où Johnson place ses histoires, le récit se déroule dans un paysage similaire fait de montagnes rudes, de cascades sauvages et de hauts plateaux qui, par définition, ou presque, devient un des principaux personnages du roman. La même équipe est en selle — la shérif Martha Ettinger et le peintre-pêcheur-enquêteur Sean Stranahan — assistée de l’impayable Harold Little Feather.

Cette fois, on recherche une jeune fille disparue dont on trouve le corps bloqué à mi-chemin dans la cheminée d’un chalet de location, en montagne. La disparue avait quitté sa fort influente famille plusieurs mois auparavant et l’autopsie révèle qu’elle est bien morte coincée dans la cheminée. Mais on découvre aussi qu’elle a été violentée, qu’elle était enceinte et qu’elle vivait à la dure, en forêt, depuis sa fuite du ranch familial. Une grotte aménagée à flanc de montagne laisse même croire qu’elle aurait partagé la vie d’une sorte de bigfoot local. Mais, on le sait, il faut toujours se méfier des apparences.

L’affaire est complexe et touffue à souhait. Ettinger et Stranahan écarteront d’abord certaines activités entre adultes consentants visitant épisodiquement le chalet. Puis, ils s’intéresseront aux traces du « bigfoot » avant de se pencher sur les membres de la famille et les employés du ranch. Stranahan découvrira là des choses étonnantes, mais surtout des êtres mal intentionnés qui mettront sérieusement en danger son existence. Au bout du compte, il résoudra l’enquête en y laissant quelques plumes.

Voilà une histoire solide portée par un riche scénario et des personnages crédibles. Dessinée sur un fond de paysages à couper le souffle, elle vous amènera peut-être même à souhaiter mettre le pied un jour dans ces contrées sauvages. D’autant plus que la traduction de ce gros livre rend tout aussi bien l’ampleur que le rythme d’une écriture hors du commun. Que du plaisir !

Une vraie enquête de police

 

On a déjà parlé à quelques reprises des enquêtes du commissaire William Wisting (Les chiens de chasse, Le disparu de Larvik chez le même éditeur). Flic « classique » et méthodique, Wisting s’attaque cette fois-ci, dans Le code de Katharina, à une vieille affaire non résolue (« cold case ») à la demande de la Kripo, l’escouade criminelle nationale de Norvège comme le savent tous les fans de Harry Hole.

Il s’agit en fait de deux vieilles affaires non résolues que les techniques modernes d’identification ont fait remonter à la surface. Deux disparitions de jeunes femmes jusque-là sans aucun lien entre elles. Wisting n’a d’ailleurs jamais décroché de l’une d’elles : l’affaire Katharina. Au fil des années, il s’est même rapproché du principal suspect de l’époque, Martin Haugen, le mari de la disparue, en espérant le piéger. Ce qui a mené la Kripo à solliciter son aide.

Les nouvelles preuves sont accablantes, mais encore trop minces — il s’agit de traces d’ADN reliant les deux affaires : il faudra forcer les aveux de Haugen. Wisting n’hésitera pas, motivé à la simple idée de déchiffrer enfin le « code Katharina », des chiffres laissés par la disparue sur un bout de papier. Il plonge… Même si le jeune agent de la Kripo Adrian Stiller emploie des méthodes un peu crues. Pour contrôler au maximum tous les éléments de « son » enquête, Stiller ira en fait jusqu’à impliquer la fille journaliste de Wisting dans l’affaire.

C’est qu’un glissement de terrain vient de mettre au jour le corps enseveli d’une jeune femme et qu’il veut s’en servir pour appâter le meurtrier. Une fois lancée, l’affaire est menée à un rythme époustouflant : Wisting et sa fille joueront parfaitement leur rôle et, 25 ans plus tard, les deux disparitions connaîtront un dénouement étonnant.

Comme à l’habitude, Jørn Lier Horst maîtrise parfaitement tous les éléments de son récit et nous rapporte l’enquête avec une infinité de petits détails (merci la traductrice !) qui rendent les personnages, comme les événements, particulièrement crédibles. Une vraie captivante enquête de police.

Le carnaval des ombres | ★★★ ​1/2 | R.J. Ellory, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, Éditions Sonatine, Paris, 2021, 654 pages // Le baiser des Crazy Mountains | ★★★ | Keith McCafferty, traduit de l’américain par Marc Boulet, Gallmeister, Paris, 2021, 424 pages /// Le code de Katharina | ★★★ ​1/2 | Jørn Lier Horst, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Gallimard « Série Noire », Paris, 2021, 451 pages

À voir en vidéo