Dites-le avec des fleurs

Il y a quelques années, lors d’une visite dans un musée à Chicago, ville où Simon Boulerice (Pleurer au fond des mascottes, QA, 2020) et sa cousine Eve Patenaude (Tourterelle, QA, 2020) s’étaient retrouvés en même temps par hasard, le premier avait remarqué que la seconde faisait des croquis d’œuvres aux feutres à l’alcool dans son calepin.
« J’adore le Japon et les feutres à l’alcool, c’est un procédé spécifiquement utilisé par les mangakas pour les couvertures, moins maintenant à cause du numérique. Ce sont des marqueurs conçus et fabriqués au Japon », explique l’illustratrice sous le regard admiratif de son cousin — ils ne s’étaient pas revus depuis le début de la pandémie au moment de la rencontre dans les locaux du Devoir.

Charmé, le romancier lui avait demandé de signer les illustrations d’un album jeunesse où ils pourraient célébrer leur amour des oiseaux et du Japon. C’est ainsi qu’est né Monsieur Shimodori, héros très discret de Je vais à la gloire (QA, 2020).
Au cours de cette même visite, un détail avait frappé Simon Boulerice : « Je voyais que l’encre traversait le papier et j’aimais beaucoup l’envers ; je dirais même que je préférais l’envers, comme si le dessin révélait un secret. Eve m’a alors expliqué que lorsque l’encre traverse le papier, c’est du bleeding. »
En feuilletant les calepins de sa cousine, c’est le souvenir de Karine Viau, sa blonde de première année — « la seule blonde que j’ai eue dans ma vie ! » — qui remonte à la surface. La fillette était hémophile et il se rappelait qu’elle traînait tout le temps des tampons hygiéniques pour absorber le sang.
Je savais que le livre reposait à 100 % sur les saignements et je ne voulais pas que ce soit une imagerie glauque parce que ça aurait pu facilement tomber dans une imagerie d’horreur. C’est là que j’ai eu l’idée de transformer les saignements en fleurs rouges. Avant même que j’aie cette idée, Simon avait eu l’idée d’inclure les fleurs dans le texte avec les géraniums qu’offre son père à Hortense.
Peu après, il joint son amie d’enfance qui lui raconte diverses anecdotes et lui parle de ses règles. C’est ainsi qu’est née Hortense, héroïne hémophile et ninja dans le placard de Papier bulle, roman graphique exploitant avec originalité la technique du bleeding.
« Eve a été mon étincelle, mais c’est vraiment l’idée de la tache qui m’a motivé. J’aime vraiment ça quand le fond et la forme s’épousent. Dès le départ, j’écrivais en voyant le potentiel d’illustrations. C’est fou comment cela a laissé une tache dans l’adolescence de Karine. Il y avait cette obsession en elle de tous les saignements. Quand t’es jeune et que quelqu’un saigne, tu éprouves une forme de dégoût. »
« C’est encore pire quand c’est les menstruations parce que c’est associé à la sexualité, c’est un peu tabou. C’est comme si on était souillées ! » lui lance sa cousine.
« Je trouve cette réaction profondément misogyne devant le sang menstruel ! Je trouve donc ça beau l’effet porcelaine de Limoges qu’a créé Eve sur le jean taché d’Hortense », réplique-t-il en pointant l’illustration.
Jardin secret
Exprimant de nouveau leur attachement au Japon dans Papier bulle, les artistes y ont trouvé l’occasion de célébrer leur amour des fleurs. « Je savais que le livre reposait à 100 % sur les saignements et je ne voulais pas que ce soit une imagerie glauque parce que ça aurait pu facilement tomber dans une imagerie d’horreur. C’est là que j’ai eu l’idée de transformer les saignements en fleurs rouges. Avant même que j’aie cette idée, Simon avait eu l’idée d’inclure les fleurs dans le texte avec les géraniums qu’offre son père à Hortense », explique Eve Patenaude en feuilletant pour la première fois le magnifique livre où elle a parsemé de jolis détails signifiants le dos des illustrations.
« J’aime la fleur en tant qu’image, poursuit celle qui a esquissé quelques clins d’œil à Léonard de Vinci, Frida Kahlo, Salvador Dalí et Jackson Pollock. Je l’utilise beaucoup dans mon travail parce que je trouve que ça a vraiment une beauté en soi. J’aime encore plus l’imagerie de la fleur que la fleur en tant que telle. »
D’ailleurs, le choix du prénom d’Hortense, dérivé du latin hortensiussignifiant « qui vient du jardin », n’est certes pas innocent. « Il y a une planche qui est directement inspirée de son prénom, celle où elle dit “je grandis et me perfectionne” ; il y a un hortensia qui pousse à même sa main, qui se déploie », fait remarquer Eve Patenaude.

« Pour moi, le prénom Hortense évoque un bibelot, affirme Simon Boulerice. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a un côté vintage, d’où l’idée de l’emballer dans du papier bulle. Hortense est badass, féroce, elle n’endosse pas du tout la précaution qu’on a envers elle. C’est le genre de personnage qui me plaît beaucoup. Dans la série Six degrés, j’ai des personnages qui ont des formes de handicap, mais ils ne veulent pas que ça les ralentisse, être pris en pitié. Karine était comme ça aussi ; elle détestait quand on appelait l’ambulance dès qu’elle saignait. »
Pour traduire l’émancipation d’Hortense, qui est douée pour le dessin mais rêve de pratiquer le karaté comme son frère, comme le démontre cette planche où Eve Patenaude dénonce le deux poids deux mesures, l’illustratrice a conçu une gamme de couleurs autour du rouge et du vert.
« Je voulais une palette qui soit féminine mais pas trop girly, je ne voulais pas tomber dans le rose. Il y a beaucoup de mauve et de bleu ; je voulais que ça puisse aussi interpeller le lecteur masculin. Au milieu du récit, il y a moins de rouge parce qu’on se concentre plus sur son émancipation, Hortense se montre sous un jour de battante ; le sang est donc moins important à ce moment-là. »

Le rouge dans tous ses éclats revient cependant en force dans une finale puissante où Hortense se dévoile aux élEves de sa classe : « Je crois qu’on a tous besoin de trouver son point de lumière, sa flamboyance. Ce qui m’intéresse, c’est les gens qu’on remarque moins. J’aime avoir un personnage qui, de prime abord, semble inaperçu puis se révèle complètement. Comme j’incarne moi-même les deux pôles, et Eve aussi à sa façon, j’aime ce moment où quelqu’un se place devant les projecteurs. »
Aussi percutante que poétique, la dernière planche de Papier bulle laisse place à diverses interprétations. « J’aime les fins ouvertes, un peu décalées, un peu poétiques où il y a assurément un flou. Je trouve que le roman graphique, c’est un format fabuleux. Il y a tout un pan poétique qui est complètement accepté. Ce genre de finale là dans un roman sans illustration, ça peut te laisser un peu sur ta faim ou te décontenancer. Quand tu adhères à l’aspect poétique, parce que c’est rare qu’on dessine exactement ce qui est écrit, le roman graphique par définition permet un peu de décoller du réel », conclut Simon Boulerice.