Qui est pris (ou pas) aux prix littéraires?

Illustration: Pierre-Nicolas Riou

Déjà le 12 août ! Depuis 2014, des milliers de lecteurs se rendent à cette date en librairie pour la journée J’achète un livre québécois. Afin de souligner cette huitième édition, et la rentrée littéraire qu’elle démarre désormais, Le Devoir propose une série sur les plus importants prix littéraires d’ici. Qui y gagne ? Qui n’y joue pas ?

« Ça m’a toujours fait chier de voir quand, une année, tous les prix célèbrent le même bouquin, confie l’auteur Christian Guay-Poliquin. J’ai toujours trouvé que c’était un peu d’la marde, que tout arrive au même seul livre. Pis paf ! ça m’est arrivé avec Le poids de la neige (La Peuplade). » Dans le monde des prix littéraires, il y a de grands gagnants. Des récidivistes qui reviennent comme les saisons. Et des jamais pris. Y a-t-il un portrait-robot de qui est pris aux prix ?

Voyez Ténèbre (La Peuplade), de Paul Kawczak, qui recueille tous les lauriers cette année. Ou L’orangeraie (Alto), de Larry Tremblay, en 2016. Ou Nikolski (Alto), qui avait fait entrer Nicolas Dickner en littérature en 2007.

Avec son deuxième roman, Christian Guay-Poliquin a connu le même genre de parcours, remportant en 2017 le Prix littéraire du Gouverneur général Romans (25 000 $), le Prix des collégiens (5000 $), le prix Ringuet (1500 $), le prix France-Québec (5000 euros), le Prix des lycéens AIEQ (tournée de promotion), en plus d’être finaliste au Prix des libraires.

« J’en ai été le premier surpris », confie l’auteur, qui se prépare à sortir un nouveau bouquin, Les ombres filantes (La Peuplade). « Au début, on est ben content, pis on finit écœuré en ciboire de parler du même roman. Dans mon cas, ce que mes prix ont permis et qui est chouette, c’est que [l’éditeur] La Peuplade s’est saisie de ça pour tâter le marché international, et ç’a marché en partie. »

« Le livre a été traduit en plein de langues, raconte le multiprimé, pis ça m’a donné des petits sous. En littérature, on n’en fait pas beaucoup. Sont importants. Le Gouverneur général : hé, 25 000 $, youhou ! » se remémore M. Guay-Poliquin. « J’ai enfin scrappé ma Tercel, qui était toujours en réparation, je me suis acheté un p’tit char et j’ai remboursé mes dettes. C’était le bienvenu. »

Nouveaux titres salués

 

D’autres auteurs voient chacun de leurs nouveaux titres, ou presque, être salués : Marie-Claire Blais, Michael Delisle. Un autre profil qu’on distingue en naviguant dans les 19 dernières années du GG, du Grand Prix du livre de Montréal, du Prix des collégiens et de celui des libraires : l’auteur qui navigue systématiquement parmi les finalistes et gagne de temps en temps : Dominique Fortier, Audrée Wilhelmy, Marc Séguin, Andrée A. Michaud. Entre autres.

Leurs textes sont-ils meilleurs ? M. Guay-Poliquin se refuse à réfléchir ainsi. « J’ai été juré pour des prix. On lit “X” nombre de bouquins, pis on va discuter jusqu’à s’entendre sur le gagnant. Des fois, j’me dis : “C’est ce livre-là qui doit gagner, c’est sûr…” Puis non, parce que les prix sont des formules consensuelles : il y a débats, il y a compromis. »

La sociologue de la littérature Marie-Pier Luneau le dit autrement. « On peut voir la littérature comme composée de trois champs : la littérature populaire, la littérature du milieu et la littérature d’avant-garde. »

Les prix servent à définir une certaine idée de la littérature, à consacrer ceux qui en font partie. « Et les prix littéraires ne vont pas consacrer la littérature d’avant-garde. Réussir à avoir un consensus autour d’un livre de ce type serait étonnant. »

Ce sont donc les textes de la « littérature du milieu », ou à sa croisée avec l’avant-garde, qui sont le plus souvent palmés. Et les romans historiques, si populaires auprès des lecteurs d’ici, pourquoi ne gagnent-ils jamais ?

« Déjà consacrée par le marché, la littérature populaire se condamne par essence à ne recevoir que des prix de lecteurs », explique la professeure à l’Université de Sherbrooke. À moins d’avoir passé le test de la longévité, comme pour une Agatha Christie, « la littérature populaire sera toujours exclue par le milieu littéraire ».

Pas de « mommy porn » au GG

« En ce moment, la chick lit, la mommy porn, le new adult sont très populaires au Québec, dit Mme Luneau. Ça n’entrera pas par la grande porte. Et les prix voient que c’est dans leur intérêt de conserver cette forme de capital symbolique. »

On peut voir la littérature comme composée de trois champs : la littérature populaire, la littérature du milieu et la littérature d’avant-garde. Et les prix littéraires ne vont pas consacrer la littérature d’avant-garde. Réussir à avoir un consensus autour d’un livre de ce type serait étonnant.

Ce qui explique pourquoi, en analysant les listes des livres soumis au Prix littéraire du Gouverneur général Romans pour les 10 dernières années, on voit que les maisons d’édition HMH et Guy Saint-Jean, très fortes en matière de livres populaires, cessent d’y proposer leurs bouquins.

Ce rituel du sacre de la littérature, certains éditeurs n’y jouent pas, ou le font de manière irrégulière. Encore faut-il avoir les ressources humaines nécessaires pour envoyer les livres aux bonnes dates lorsque des soumissions sont requises.

D’autres, au contraire, les cherchent. Au Prix des libraires, certains éditeurs sont reconnus pour « faire sortir le vote » de quelque 200 jurés-libraires en leur envoyant les bulletins de vote par courriel ou des exemplaires de livres.

Illustration: Pierre-Nicolas Riou

« Ce n’est rien d’illégal, dit Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec, qui s’occupe du prix. Mais quand je vois que certaines maisons sont éternellement finalistes à notre prix, sans jamais rien gagner, je me demande si c’est juste parce qu’elles ne savent pas que d’autres font ce travail-là. »

Des auteurs hors prix

 

Certains auteurs, eux, se refusent au jeu des prix. En 2014, Mathieu Arsenault a demandé au prix Spirale Eva-Legrand de retirer son livre, La vie littéraire (Quartanier), des finalistes. Refus de la part de la revue qui lui octroie le prix, suivi d’une joute intellectuelle par blogues interposés. Depuis, M. Arsenault exige de son éditeur de ne pas soumettre ses écrits aux prix.

« Rien ne me mettrait plus mal à l’aise que de me rendre à la dernière étape, de monter sur le podium et de dire : “Je refuse.” Ce choix, je le fais pour des raisons personnelles, explique-t-il au Devoir. À Spirale, c’était particulier, parce qu’ils ont refusé de retirer mon nom. Il y a eu une mise en scène du pouvoir institutionnel qui a dû se rendre à son accomplissement. »

Qu’est-ce qui le dérange, dans les prix ? « L’invisibilisation de tous les autres livres qui paraissent au même moment. Les prix ne favorisent pas un portrait de la littérature comme multiplicité et diversité de parutions incomparables les unes aux autres. Le modèle de littérature qu’on a présentement se fonde sur la singularité : c’est une incohérence d’essayer de faire des comparaisons, ce qu’on fait quand on met des livres en nomination et qu’on décide qu’un seul mérite le prix. C’est un acte de pouvoir et d’autorité problématique. »

M. Arsenault poursuit : « La liberté de la littérature dépend de ce flou entre l’hyperinstitutionnel, qui nous permet de nous libérer du marché, et le marché, qui nous permet d’être en marge de l’institutionnel. On est entre l’arbre et l’écorce. »

Alors, demain, 12 août, achèterez-vous un livre de prix ou un autre ?

 

Avec Lise Denis

Cracher sur les prix, une chose du passé ?

Il fut un temps pas si lointain où les prix littéraires faisaient plus souvent la nouvelle, parfois pour de drôles de raisons. Les auteurs refusaient des prix, avec plus ou moins de fracas, comme Hubert Aquin, Fernand Ouellette, Roland Giguère et Michel
Garneau, aux Prix du GG à l’époque où les querelles sur l’indépendance du Québec étaient monnaie courante. D’autres les acceptaient, tout en descendant en flammes l’institution donatrice (Victor-Lévy Beaulieu, aussi aux Prix du GG).

Les éditeurs et les chroniqueurs Jean Basile, Gilles Marcotte (Le Devoir) et Réginald Martel (La Presse) critiquaient dans les journaux les lauréats des prix, les livres selon eux oubliés, le fonctionnement.

 

Mais depuis la colère de voir Nancy Huston (une anglophone pour certains) remporter le Prix du GG Romans français en 1993, les critiques se font rares, constate-t-on à la lecture d’À tout prix, de Robert Yergeau (Triptyque, 1994).

Il y a bien eu un tollé en 2018 quand le Prix des collégiens a voulu être commandité par Amazon. Mais des jurys qui démissionnent, insatisfaits du lauréat ? Ça ne se voit pas.

Pour la sociologue de la littérature Marie-Pier Luneau, c’est qu’il y a maintenant « beaucoup de pare-feu pour éviter » les débordements, et que les prix, comprend-on, se sont professionnalisés et ont défini leur éthique.

Le fait que les bourses aient augmenté au fil du temps et que « les prix induisent des ventes », indique la professeure à l’Université de Sherbrooke, fait aussi en sorte que « c’est difficile de critiquer et de mordre la main qui nous nourrit »…

Lecteurs de prix

Et vous, est-ce que les prix littéraires vous influencent ? Guident-ils vos lectures ? Vous réjouissez-vous quand un livre aimé gagne un prix ? Critiquez-vous certains lauréats ? Bref, êtes-vous un lecteur de prix ? Le Devoir vous invite à partager vos histoires avec notre journaliste Catherine Lalonde, à clalonde @ledevoir.com

 



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