En prix littéraires québécois, il y a de la disparité dans la parité

Bientôt le 12 août ! Depuis 2014, des milliers de lecteurs se rendent à cette date en librairie pour la journée J’achète un livre québécois. Pour souligner cette huitième édition et la rentrée littéraire qu’elle démarre désormais, Le Devoir propose une série sur les plus importants prix littéraires d’ici. Qui y gagne ? Qui n’y joue pas ?

Marie-Claire Blais. Carole David. Anaïs Barbeau-Lavalette. Dominique Fortier. Karoline Georges. Ces lauréates de prix littéraires s’inscrivent dans une longue liste de gagnantes. De 2011 à 2020, les Prix littéraires du Gouverneur général ont couronné 80 % de lauréates. Le Grand Prix du livre de Montréal (tous genres littéraires) a salué 70 % d’autrices. Les femmes raflent-elles tout ? Loin de là. Car au royaume des prix littéraires québécois, il y a de la disparité dans la parité.

Pour la même période, le Prix littéraire des collégiens, au jury beaucoup plus jeune et beaucoup plus large, avec ses quelque 700 lecteurs jurés, a couronné seulement deux femmes — Jocelyne Saucier et Naomi Fontaine — pour huit hommes. Le Prix des libraires ? Trois autrices pour sept auteurs.

Le Devoir a observé la parité sur les livres soumis (lorsque c’est le cas), finalistes et lauréats au Prix du Gouverneur général Romans (GG), au Grand Prix du livre de Montréal (GPLM), au Prix littéraire des collégiens et à celui des libraires (Romans), les quatre prix les plus importants pour le Québec.

La solide présence des femmes au haut du podium démontre, pour le sociologue de la littérature Michel Lacroix, une évolution marquée. Rappelons que dans les dix premiers lauréats du GPLM, de 1965 à 1974, se trouve une seule femme : Antonine Maillet. Au GG, de 1959 à 1970, deux femmes, six hommes (et deux prix non décernés). « Ici, il y a eu très tôt dans l’histoire littéraire une reconnaissance des femmes, note le professeur à l’UQAM. Il y a moins de capital symbolique qu’en France, mais c’est plus facile d’entrer dans le milieu, il y a moins d’obstacles », poursuit M. Lacroix.

 

Pour Isabelle Boisclair, spécialiste de l’écriture des femmes à l’Université de Sherbrooke, cette démarcation, « même le mouvement inverse qui se dessine dans les résultats selon les structures des prix », est remarquable. D’un côté, ceux où les éditeurs soumettent leurs livres, lus ensuite par un jury restreint — le GG et le GPLM. De l’autre, les prix où un comité de sélection définit une courte liste, presque toujours paritaire, et où un large groupe de jurés vote ensuite de façon individuelle pour son livre favori — comme au Prix des libraires et au Prix littéraire des collégiens.

« Les femmes gagnent aux deux Prix où je crois qu’il y a davantage de sensibilisation, les GG et le GPLM, note Mme Boisclair. Et les deux jurys qu’on peut dire les moins politisés, les moins institutionnels, les libraires et les collégiens, donnent un avantage net aux hommes. »

Démocratie ou politique ?

La croyance veut que plus un jury est large, comme au Prix des libraires et au Prix littéraire des collégiens, plus il sera équitable, démocratique. C’est un leurre pour la spécialiste Marie-Pier Luneau. « C’est dans les rapports de masse qu’on voit ressurgir les espèces d’atavismes, les stéréotypes sexuels », analyse la professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke. « On le voit ici : quand ce sont des jurys de pairs, la parité est en action. On sent le souci de dire que la parité est importante. On sent qu’il y a des discussions entre jurés qu’on perd quand c’est lâché lousse, comme dans la société. Dans un lectorat plus vaste, on reproduit les vieux stéréotypes qui nous emmènent à penser qu’un bon auteur, c’est un homme. »

Isabelle Boisclair, elle, voit « la reproduction d’un androcentrisme et d’une idée des Belles Lettres très ancienne qui s’exprime là », qui pourrait être en jeu dans le jury des lecteurs très spécialisés que sont les libraires, qui connaissent très bien leurs Belles Lettres, et dans celui des lecteurs très débutants que sont les collégiens.

Au Prix des libraires, ils sont entre 200 et 250 libraires à voter chaque année. Seul critère : nommer ce qui leur semble le meilleur livre, indique Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec, qui organise l’événement. « Oui, nos jurés ont une sensibilité à la parité. Mais comme ils votent individuellement, ils ne peuvent réagir aux votes des voisins. Notre jury n’a pas cette concertation plus politique qu’ont d’autres prix. » Et il est à peu près paritaire entre hommes et femmes, assure la directrice : « Là-dessus, on a un contrôle. »

Au Prix littéraire des collégiens, qu’importe l’éclairage que portent les professeurs guides sur les cinq livres finalistes, « au bout du compte, ça finit par [quelque 700 jeunes] de 18 ans qui votent avec leurs tripes », illustre Daniel Rondeau, professeur au collège John-Abbott, qui participe à ce prix depuis 20 ans. « Plusieurs arguments sortent pendant le débat, mais ça se conclut souvent par : “Ça m’a touché.” C’est ça qui les porte. »

Pour Michel Lacroix, sociologue de la littérature, « c’est la question du rôle qu’on choisit de donner à la littérature dans l’espace public. » Il observe qu’au Prix littéraire des collégiens, pour qu’une femme gagne, il doit y avoir une majorité d’autrices parmi les finalistes. Et qu’une analyse des prix accordés aux autres genres littéraires, comme les essais, n’aurait pas donné autant de femmes lauréates.

Diversité

 

Le meilleur livre de l’année. L’excellence littéraire. C’est aussi le critère essentiel que donnent le GG et le GPLM à leurs jurés, comme l’ont expliqué respectivement le Conseil des arts du Canada et Valérie Lampron, bibliothécaire et coordonnatrice du GPLM. Les deux organismes, aussi, nomment la liste des valeurs importantes à leurs yeux : parité, diversité, équité, inclusion. Et appliquent une même stratégie : mettre en place le jury le plus diversifié possible.

« Je crois que plus le jury est diversifié, plus ça donne des résultats diversifiés, analyse Mme Lampron. Et le seul endroit où on a du pouvoir, c’est sur la composition du jury. » Sa recette ? « C’est pas facile à décrire. J’ai beaucoup de préoccupations. Je pense à la parité. Je souhaite représenter tout le milieu du livre — créateurs, traducteurs, libraires, bibliothécaires (plus rares), profs. Il faut que ce soit intergénérationnel, accélère-t-elle, et que les jurés ne soient pas dans le même type de pratique littéraire. Avec un souci des communautés anglophones. Une diversité que je souhaite représentative de la population montréalaise. Si j’y arrive, je pense LGBTQ+, et aussi diversité des parcours. » Beaucoup d’ingrédients, quoi.

Et un changement se voit depuis les années 1980-1990, statistiques à l’appui. Les autrices gagnent régulièrement maintenant. Pour Michel Lacroix, ce changement tient au système québécois, très inspiré du modèle anglo-saxon. « En France, les jurés sont souvent nommés à vie, ce qui provoque une inertie gigantesque. Ici, les jurés changent régulièrement. » Tous les trois ans au GPLM, tous les ans au GG. « Alors, ils peuvent évoluer plus rapidement, quand le contexte de justification de ce qui mérite d’être reconnu change. » Et nommer des Martine Delvaux ou Céline Huyghebaert comme autrices des meilleurs livres de l’année.

Avec Lise Denis

Chasse à l’homme au Prix littéraire des collégiens

Dans Chasse à l’homme (La Peuplade), récit autofictionnel, Sophie Létourneau rapporte son expérience au Prix littéraire des collégiens avec son livre précédent, Chanson française (Quartanier). « Parce qu’au cégep, on a l’âge des premières amours [comme il se vit dans Chanson française], Tania était certaine que je le gagnerais. Moi pas, écrit Mme Létourneau. C’est justement le problème, lui ai-je dit. On ne gagne pas de prix avec l’amour. […] C’est clair qu’un gars de l’Asso va convaincre les autres de voter pour un livre que personne n’aime parce qu’il fait des phrases complètes et qu’il est beau. »

Quelques fragments plus loin, l’autrice poursuit, parlant du dévoilement du lauréat : « J’ai su que c’était lui, le gars de l’Asso […], à la manière dont les filles ont détourné la tête lorsqu’il s’est rendu sur scène pour remettre le prix, et l’ont gardée baissée lors de son allocution. À leur visage détruit, j’ai compris que ce n’était pas moi, ni le livre, ni l’amour qui avait perdu le Prix littéraire des collégiens — mais les filles ». Et elle conclut plus loin : « La misogynie s’exprime souvent simplement. »

« Quand on a lu ça, on s’est dit : “D’un coup que c’est de même, faut arranger les choses”, confie Daniel Rondeau, un des profs qui s’implique au Prix littéraire des collégiens. On est arrivé à la conclusion qu’on met tout en place pour que ça n’arrive pas. Le temps d’intervention de chaque orateur est contrôlé, leur nombre aussi. Personne ne peut prendre plus de place. Oui, certains sont plus transcendants, mais j’ai vu autant de gars que de filles faire ça. Et dans les débats, nous, les profs, on n’intervient pas. »

Un processus qui devrait permettre l’égalité, donc. « Je ne l’avais pas vu venir, ce résultat sur la parité, poursuit le professeur. En fait, ma question à moi, c’est toujours : “comment je vais faire pour intéresser des gars au Prix littéraire des collégiens ?” Dans le comité de sélection, on compte trois femmes sur cinq personnes. Dans mes groupes, c’est à peu près la même chose, il y a 70 % de filles qui participent. C’est un prix très féminin dans le processus. »

Et qui couronne presque essentiellement des hommes. « Nos autrices finalistes le savent », souffle discrètement un éditeur habitué à ce prix. « Elles s’en plaignent régulièrement. Le Prix littéraire des collégiens, c’est surtout des collégiennes qui y votent. Et pour une cégépienne, ben un auteur, c’est ben plus sexy qu’une autrice… »

Guano (L’Hexagone), de Louis Carmain, a supplanté Chanson française au Prix littéraire des collégiens en 2014. Chasse à l’homme y était finaliste en 2021, année où a été couronné Ténèbre (La Peuplade) de Paul Kawczak. Chasse à l’homme a remporté le GG 2020.


À propos de la méthodologie

Les prix ne suivent pas de processus et de calendriers communs. Pour le GG et le GPLM, les maisons d’édition soumettent des livres. Du côté des collégiens et des libraires, un jury sélectionne directement les finalistes. Les maisons sont considérées comme indépendantes du groupe d’édition auxquelles elles appartiennent. L’auteur est classé selon son genre de définition et comptabilisé chaque fois qu’il apparaît sur la liste de livres soumis, finalistes ou lauréats. Dix-huit ouvrages collectifs (de plus de quatre auteurs) et un auteur non genré sous pseudonyme ne figurent pas dans nos calculs de parité.



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