Expressions de genres

Des années 1920 à aujourd’hui, de l’Angleterre à la France enpassant par l’Italie, les bédés de notre échantillon approchent latransidentité et la non-binarité en relevant des enjeux sociologiques, psychologiques, philosophiques, politiques, médicaux et juridiques, tout cela sans écarter les implications familiales, amoureuses, sexuelles et même artistiques.

Pour mettre la table, rien de mieux qu’un ouvrage ouvertement didactique, dans le meilleur sens du terme, celui d’Anne-Charlotte Husson (scénario) et Thomas Mathieu (dessin) : Le genre. Cet obscur objet du désordre. Avec humour, dessins souvent rigolos et rigueur, références à l’appui, le livre aborde plusieurs aspects de la vaste question du genre, mais s’affaire principalement à examiner les arguments du mouvement antigenre ayant vu le jour dans les années 2010, notamment au sein de la droite religieuse.
Estimant que « ces débats concernent l’avenir des démocraties modernes », l’autrice explique de façon fort convaincante que le concept de genre sert « à semer le désordre dans nos idées reçues » : « Il propose une autre manière de penser les rapports et les hiérarchies entre les individus. […] Il est là pour être un provocateur d’idées, de renouveau, de révolte. Les études de genre nous aident à imaginer les formes que peut prendre une réelle égalité en dignité et en droits. »
Témoignages recueillis

Avec Je suis Sofia, Céline Gandner (scénario) et Maël Nahon (dessin) s’inscrivent dans le registre du témoignage. Céline, alors jeune fille au pair, a connu Edoardo à cinq ans. C’était en 1995, à Rome, où la Française est de retour, 21 ans plus tard, pour rencontrer… Sofia. Une fois le choc passé, Céline décide de documenter la transition de Sofia, de la transcrire de son point de vue, c’est-à-dire avec ignorance et maladresse, mais surtout avec une empathie véritable, un profond désir de comprendre.
« Je ne suis absolument pas là en journaliste froide et missionnée, lui explique-t-elle. C’est notre histoire commune que je veux raconter. » Affrontant les défis médicaux aussi courageusement que les conflits familiaux, les deux femmes vont se lier d’une amitié indéfectible.

À partir d’entretiens réalisés sur une période de trois ans avec la mère d’un garçon trans, Élodie Durand a créé Transitions, un journal intime, un carnet dans lequel une femme qu’elle a appelée Anne Marbot, chercheuse à l’université, spécialisée en biologie animale, rend compte de ce qu’elle traverse avec une rare minutie : « La nouvelle de son changement de genre a été pour moi un véritable tsunami, balayant toutes mes certitudes. Balayant le confort de ma petite vie bien rangée dont j’étais plutôt satisfaite. »
Aux annexes concernant la transidentité dans le monde dont Anne truffe son journal, les riches représentations picturales de sa propre « transition », notamment de sublimes silhouettes oscillantes, sont de parfaits contrepoints. Son cheminement vers l’acceptation sera ardu, certes, cahoteux même, mais admirable : « Aujourd’hui, je ne me trompe plus. Dire “Alex” est devenu naturel. » Des bédés considérées jusqu’ici, il s’agit sans nul doute de celle où les faits et les idées sont les mieux incarnés dans le récit et où le fond s’arrime le plus efficacement à la forme.
Les dernières planches, où Alex prend directement la parole, sont bouleversantes : « Quand je ne savais pas qui j’étais, mes projets étaient flous, mes espoirs endormis. Aujourd’hui, tout est plus clair. J’ai des amis, des passions et un avenir. J’ai des colères à laisser éclater, des pages à noircir, des nuits à blanchir. J’ai une cause à défendre. J’ai vous, et puis j’ai moi-même — après tout, je ne me suis jamais laissé tomber. »

Réalités historiques

Les deux dernières bédés de notre échantillon concernent des avant-gardistes, des personnes qu’on oserait, au risque de commettre un anachronisme, qualifier de non binaires. Joe la pirate a été librement inspiré àHubert (scénario) et Virginie Augustin (dessin) par le destin extraordinaire de la Britannique Marion Barbara « Joe » Carstairs (1900-1993). Le livre rend hommage aux vies multiples d’un être qui s’est donné toutes les permissions : « Je suis ma proprecréation. Je ne dois rien à personne. Et surtout pas à mes parents. »
Ouvertement lesbienne, portant des vêtements considérés comme masculins, féministe avant l’heure, la navigatrice avait à ce qu’on dit un charme fou. « Je n’ai jamais été une petite fille, lance-t-elle. J’étais queer déjà dans la matrice. » Puis elle ajoute : « Je n’ai jamais désiré être un homme. Jouer les hommes est beaucoup plus amusant. »
Bien que le personnage ne soit pas dépourvu de zones d’ombre — des gestes répréhensibles sont accomplis au moment où Joe est à la tête d’une île dans les Bahamas —, sa confiance et son ambition demeurent diablement inspirantes.

Pour Le jardin, Paris, Gaëlle Geniller a plutôt choisi d’imaginer son personnage principal, ce qui ne le rend pas moins captivant. Jeune homme de 19 ans ayant grandi entre les murs du cabaret que dirige sa mère, Rose veut plus que tout revêtir une robe et danser. Rapidement, la fleur en pleine éclosion, douée, charismatique, capable d’une expression sublime de la cohabitation des genres, devient la coqueluche de l’endroit.
Dans les pages colorées de ce récit d’apprentissage campé à la Belle Époque, Rose développe l’estime de soi, constate le potentiel salvateur de l’art et goûte aux bienfaits de l’amour. Bien qu’elle soit plus romantique que politique, la fable est dotée d’un pouvoir d’enchantement auquel on aurait certainement tort de se soustraire.
