«Les enragé•e•s»: celles qui refusent de céder leur joie

Il n’existe pas plus éclairante allégorie du projet littéraire de Valérie Bah que celle qui se trouve au cœur de la nouvelle inaugurale de son premier livre, Les enragé•e•s. Dans « Vols », une fille de troisième année subtilise des livres à la bibliothèque de son école pour mieux s’adonner dans le sous-sol familial à de singuliers bricolages. La voilà qui façonne elle-même ses propres œuvres à partir du fruit de ses larcins, « une expérience frankensteinienne, courtoisie des éditions Scholastic et compagnie. Découpage, remise en page, lamination rageuse à coups de bâton de colle ou de scotch tape pour mettre au monde tes belles créatures. […] Un livre n’est que matière brute à disséquer, désosser, remettre à neuf ».
Avec ce premier recueil de nouvelles, c’est comme si la cinéaste montréalaise d’origine haïtienne et béninoise procédait à son propre redécoupage du récit collectif québécois pour faire de ceux et celles qui en sont habituellement les figures de l’ombre de fiers protagonistes. Ses principaux outils : le ciseau d’un humour clairvoyant et le bâton de colle d’une tendresse infinie envers ses personnages de résistantes du quotidien, qui conservent leur vibrant appétit de vivre malgré la pauvreté, le racisme dit ordinaire, la marginalisation et autres humiliations.

Ils sont dans certains cas artiste, travailleuse du milieu communautaire, mais aussi gardien de sécurité ou téléphoniste. Campé dans un centre d’appels, le triangle amoureux que raconte « Les noctambules » propose une incandescente incursion dans la psyché d’une femme obnubilée par sa camarade de travail. Dans « Fille du roi », Katia doit présenter des excuses officielles à une collègue devant laquelle elle a osé tchiper (ce bruit de succion employé par certains Africains ou Antillais afin de signaler leur désapprobation ou leur agacement). « Plaisanciè•re•s autonomes » est une ode aux plaisirs de l’été, de l’excès et de la liberté des corps.
Salutaire portrait social d’un Montréal que notre fiction néglige généralement, cette mosaïque de femmes impétueuses brille en ce qu’elle décrit, dans une langue fougueuse, l’heureuse obstination de celles qui, malgré les avanies, refusent que leur joie soit entamée par la violence d’une société qui ne les tolère qu’au prix de leur silence ou de leur obéissance. Elles ont soif de tout et refusent de penser que le monde ne leur appartient pas à elles aussi. Elles ont la ville comme refuge et le désir indomptable comme patrie.
Deuxième titre de la collectionMartiales, fondée par l’universitaire et poète Stéphane Martelly afin de faire émerger des voix « braves [qui] avancent sur des chemins tracés par elles-mêmes », Les enragé•e•s rappelle que la vraie richesse consiste à savoir s’accrocher à ce qu’il y a d’inaliénable en soi, autrement dit, à savoir se tenir droit, tout en goûtant la beauté qui nous entoure. « À part toi, mon seul allié est un frêne au coin de Dunlop et Lajoie. Si tu veux, si tu peux, passe le voir. Il sera libre. Ces pantouflards d’Outremont ne sauraient pas reconnaître une bonne chose si elle leur tombait sur la tête. »