Les nomades du blues connaissent le sens du mot «adversité»

Jimmy Reed s’est enfoncé dans l’alcool afin de soigner son épilepsie non diagnostiquée. Sonny Boy Williamson ? A travaillé dans les champs de coton dès l’enfance. Al Wilson ne voyait pas plus loin que deux mètres. R. L. Burnside ? A abouti dans l’une des prisons les plus impitoyables des États-Unis après avoir accidentellement tué un tricheur lors d’une bagarre provoquée par une partie de dés. Charles Brown ? Sa mère meurt alors qu’il n’est encore qu’un bébé. B. B. King ? Orphelin de mère itou. Bessie Smith ? Orpheline de père.
Faut-il nécessairement avoir une expérience aussi exceptionnelle de l’adversité pour bien jouer le blues ? Serge Truffaut ne l’écrit pas ainsi, mais c’est tout comme. « La première chose qu’il faut noter concernant ce pianiste », signale-t-il au sujet de Memphis Slim, « c’est qu’il a eu une enfance normale », autrement dit, qu’il est l’un des rares bonzes du blues à avoir connu pareille joie.
Empressons-nous d’ajouter à propos de l’adversité que, si elle est parfois le fruit du triste hasard, elle est aussi, dans la vie des Afro-Américains qui ont façonné le blues à partir d’éléments du gospel et de chants de travail, un fait indéniablement politique. Et que le blues, lorsqu’il émerge au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, est une parole de protestation face aux Lois Jim Crow qui minaient les droits des Noirs dans les États du Sud et les maintenaient pour ainsi dire dans l’esclavage, même après l’abolition de celui-ci.

Dans une forme semblable à celle de ses Résistants du jazz (Somme toute, 2019), l’ancien éditorialiste et vétéran critique jazz de votre quotidien favori aligne dans Les nomades du blues les brefs portraits d’une trentaine de musiciens avec un sens du récit au cœur duquel l’anecdote n’a jamais rien d’anecdotique et où l’érudition a toujours les allures d’une main tendue.
Sous son palpable plaisir de conteur, le journaliste ne perd cependant jamais de vue qu’une généalogie du blues qui ferait l’économie de sa dimension sociopolitique serait aussi peu pertinente qu’une chanson de B. B. King dont on aurait éliminé Lucille. La ségrégation, flagrante ou subreptice, devient ainsi comme le fil rouge de ce passionnant cours 101 illuminé par les illustrations de Christian Tiffet (ancien directeur artistique du Devoir) qui, d’un même élan, mythifie et humanise ces géants.
Conjurer la douleur
Le blues, ça sonne toujours un peu pareil, vous dites ? « Effectivement, rien ne ressemble plus à un blues qu’un autre blues. Comme rien ne ressemble plus à une sonate de Bach qu’une sonate de Scarlatti, un prélude de Chopin à un de Schuman », réplique Serge Truffaut, un brin goguenard, avant de préciser, plus sérieusement, que si le blues se répète, c’est « pour la simple et terrible raison que le racisme a été institutionnalisé ». L’auteur de deux essais sur la présidence de Donald Trump en connaît visiblement un bail, sur la perpétuation d’attitudes et de lois délétères à l’harmonie du pays juste au-dessous du nôtre.
Les nomades du blues n’a pourtant rien d’une thèse, encore moins d’un pensum, et il se déploie avec la paradoxale légèreté propre au genre musical qu’il célèbre, la plus époustouflante qualité du blues demeurant sa capacité à conjurer toutes les douleurs.

Styliste à l’humour fin et aux pirouettes rhétoriques joliment surannées — Truffaut est un virtuose de la prétérition —, le mélomane multiplie les comparaisons inattendues (« Mettons que le “jump-blues”, c’est du Pagnol, et que le blues, c’est de la comtesse de Ségur »), procurant une lumière inédite à ses sujets, considérable exploit étant donné son corpus, déjà abondamment labouré. Avertissement : ses chapitres portant sur des figures plus marginales, comme Mose Allison ou Junior Kimbrough, pourraient vous ruiner lors de votre prochaine visite chez le disquaire.
« Vous savez, le blues ne signifie pas une chose et une autre pour la bonne raison qu’il propose une incroyable marge de manœuvre », déclarait Keith Richards en 2009, manière de souligner qu’il serait vain de tenter de définir une musique aussi libre. En plaçant cette citation à la fin de son ouvrage, Serge Truffaut fait non seulement preuve d’une redoutable autodérision, il rappelle implicitement que, pour savoir ce qu’est le blues, il n’y a rien de tel que de déposer l’aiguille sur le 33 tours, et d’écouter. Ce que l’on s’empresse de faire une fois la dernière page tournée.