La jouissance de la pensée au féminin

Mieux jouir aide à mieux penser. La philosophe Catherine Malabou l’affirme haut et fort. « Et ce n’est pas que moi qui le dis », poursuit-elle de vive voix. « Freud le dit. Les philosophes le disent aussi. » Cette jouissance de penser, si elle est nommée depuis la Grèce Antique, ne s’est jamais appliquée aux femmes. « Du plaisir de la femme, en philosophie, il n’est jamais question », écrit Mme Malabou dans Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, un essai qui pose une pierre pour combler cette brèche.
« Aucun philosophe masculin n’a jamais parlé du clitoris, répète la philosophe en entrevue téléphonique depuis Paris. Aucun. Peut-être que ç’a été évoqué, mais comme un organe anatomique. Jamais dans sa dimension érotique. » Pourtant, rappelle Catherine Malabou, depuis la philosophie classique se décline le lien entre penser et jouir.

« La philosophie y est même pensée comme le summum du plaisir érotique chez Socrate et Platon. Mais jamais ça n’est appliqué aux femmes. Si la femme a du plaisir à penser, ce plaisir-là sera nécessairement analogue au plaisir masculin. Il n’y a jamais eu d’enquête philosophique sur le plaisir féminin. Non, jamais. »
Mme Malabou a donc commencé le travail. « J’ai beaucoup hésité, ce n’était pas facile pour moi. Jusqu’à présent, j’écrivais des livres assez proches de la philosophie classique. » Son doctorat sur Hegel, dirigé par Jacques Derrida, avec qui elle cosigne quelques années plus tard La contre-allée (Quinzaine littéraire, 1999), semble dessiner son parcours de jeune philosophe.
« Après [ma thèse sur Hegel], j’ai fait autre chose. Première erreur. En France, il faut travailler sur le même auteur toute sa vie. Et ensuite, j’ai travaillé sur le cerveau. » En réfléchissant d’abord à la plasticité comme substitut aux idées du graphe et de la trace, elle s’ouvre à l’anthropologie et à la neurobiologie. Et plonge dans la plasticité du cerveau, dans Que faire de notre cerveau (Bayard, 2004) et Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains (Bayard, 2007). « Pour mes collègues, c’était l’horreur. »
Le risque que prennent les autres
Pire, elle plonge ensuite dans « le féminin et la question philosophique » avec Changer de différence (Galilée, 2009). « Rapidement il a fallu que je parte de France. J’enseigne en Angleterre [depuis 2011], aux États-Unis [depuis 2016], où je suis beaucoup mieux reçue, mais dans [le système universitaire] français, ça n’a pas du tout été bien accepté. » Elle note en riant qu’aux États-Unis, « les gens aiment bien tout ce qui est risqué, du moment que ça ne vient pas d’eux et que c’est vous qui le faites… »
Malgré ce parcours, Mme Malabou a beaucoup hésité à entamer Le plaisir effacé. « Ce n’était pas facile pour moi. Là, c’était quand même une exploration de l’intimité, d’une part, et d’autre part, prendre position dans le domaine féministe est de plus en plus difficile, parce qu’on est attaqué de toutes parts. » « Toutes mes lectures, écrit-elle, toutes mes recherches m’ont menée à la conclusion selon laquelle toucher au clitoris, au sens figuré et peut-être aussi au sens propre, est toujours faire l’expérience d’un écart. Le clitoris n’existe que dans l’écart, ce qui ne compromet ni son autonomie ni son intensité orgasmique, mais rend difficile en même temps et paradoxalement de le voir comme un tout achevé, unifié, rassemblé sur lui-même. »
Cet écart n’est pas seulement celui de la différence, poursuit-elle, qu’on parle de la différence face à l’autre ou face à soi. « L’écart fracture l’identité paradoxale de la différence, révèle la multiplicité qui s’abrite en elle. » Un écart qui en appellerait donc à la diversité des pensées, des approches, des voix ? Oui. Le clitoris que réfléchit Mme Malabou n’appartient pas qu’à la femme, mais au féminin tout entier. Qui peut s’appliquer à tous. « Ça désigne un certain rapport au corps, un certain rapport de non-domination, voilà, éclaircit-elle en entretien. Pour moi, c’est ça qui est très important. C’est un rapport non dominant, non dominateur au plaisir et à la jouissance de l’autre. Bien que certaines femmes puissent être des femmes de pouvoir. »
Clitoris pour tout le monde !
Si le clitoris reste « la place énigmatique du féminin », tous, dans sa vision, peuvent en avoir un. Et « le clitoris des textes marque l’endroit où les philosophes se font plaisir et cessent de s’identifier à leur sexe anatomique et à leur genre social. » Où ils sortent de la binarité. « Cet endroit, on ne le voit pas toujours immédiatement. Les canons officiels de l’interprétation tentent évidemment de l’effacer. »
Par petits chapitres, comme autant de petites touches à lire dans l’ordre ou le désordre, Catherine Malabou revient sur la muse-nymphe, dialogue avec Simone de Beauvoir (et Jean-Paul Sartre à travers elle), Françoise Dolto (et Jacques Lacan), Carla Lonzi, Luce Irigaray, Paul B. Preciado. Elle aborde les altérations et mutilations génitales rituelles, et le Nymphomaniac de Lars von Trier, élément déclencheur du livre.
« Cette fille dans le film, qui cherche la jouissance par tous les moyens, qui ne l’atteint pas, qui ne l’atteint jamais, ce film, ça tournait autour de l’invisibilité de son clitoris, poursuit-elle de vive voix. Je me suis dit que c’était bizarre, cette zone qui n’apparaissait pas. C’est intéressant comme ça de voir que cette nymphomanie, cette recherche de plaisir dessine une forme d’érotisme et de corps dont il manque le milieu, d’une certaine façon ; il y a une sorte de blanc, de trou, trou symbolique. Et je me suis demandé pourquoi. »
Elle poursuit : « Je n’ai jamais développé un concept essentialiste de la femme, néanmoins, je m’interroge, que ce soit dans la philosophie ou dans l’érotisme, sur toutes les postures qui ne cherchent pas à développer une emprise sur l’autre. » Une philosophe qui cherche à penser sans imposer ses idées ? « C’est ça. Ça fait naître le sentiment d’être juste un passage, c’est-à-dire une étape transitoire. De proposer quelque chose qui peut aider à comprendre certains problèmes, mais dans un temps très court, qui sera dépassé, disons, demain. Ça me donne un sentiment d’éphémère, complètement. »

Penser ce qui est effacé
« J’admets aujourd’hui être moins intéressée par la traque du phallocentrisme dans les textes que par l’exploration du pouvoir de façonnement somatique de la philosophie », écrit Catherine Malabou dans sa conclusion. « Entrer en philosophie et entrer dans mon corps ont fini par se confondre en une même expérience. » Et cette plongée l’a menée à son prochain sujet : l’anarchie. Pour elle, le clitoris ne se plie pas au modèle de l’érection et de la détumescence. Il interrompt la logique du commandement et de l’obéissance. Il ne dirige pas. Au point qu’elle voit clitoris, anarchie et féminin comme indissolublement liés.
« Les philosophes n’ont jamais pris l’anarchisme au sérieux, dit-elle. Le marxisme oui, mais l’anarchisme non. Comme ils n’ont jamais parlé du clitoris. Alors, je m’attaque à un certain nombre de positions philosophiques qui sont critiques de l’anarchisme, et j’essaie de comprendre. »