Suivez mon regard

Certaines personnes semblent être nées avec des « semelles de vent », qui les poussent à arpenter le monde sans relâche. Un monde qu’elles explorent et qu’elles nous racontent, nous en donnant les codes à travers les reportages ou les guides de voyage qu’elles rapportent. Mais après 15 mois de pandémie, leur regard a-t-il changé ?

« Ma vie, c’est le voyage », explique sans détour Carolyne Parent depuis Montréal, forcée comme tant d’autres à l’immobilité. Cette journaliste spécialisée en voyage et tourisme, qui collabore au Devoir (ainsi qu’aux magazines Elle Québec et Véro), vient de publier Un monde à voir. 100 aventures à vivre au temps nouveau du voyage, dans lequel elle a tenté de fixer 25 ans de bourlingue à travers la planète.
La pandémie, reconnaît-elle d’emblée, l’a forcée à réorienter l’angle de son livre, dont le projet était déjà en germe. « On est en pleine remise en question dans plusieurs domaines. Comment on vit, comment on mange, comment on travaille, comment on consomme et on surconsomme ? Tout le monde est en train de faire une petite introspection. » Elle a donc voulu proposer, explique-t-elle, des aventures de voyage qui s’inscrivent dans ce nouvel air du temps. Voyager moins, mais mieux, entreprendre des « voyages signifiants » à la rencontre de l’autre.
Comme journaliste, depuis un quart de siècle, Carolyne Parent a effectué chaque mois grosso modo un voyage à l’étranger. C’est dire qu’elle a dû opérer un choix au scalpel parmi quelques centaines de reportages et de photographies — en plus de resserrer et d’adapter les textes aux fins du livre.
Un tour de ville solidaire des enfants de la rue à New Delhi. Une incursion dans l’univers sacré des Dogons au Mali. Une dégustation de grillons sautés (avec bière fraîche) à Vientiane, au Laos. Une soirée dans une milonga authentique de Buenos Aires. Une « parenthèse spirituelle » dans un temple du Japon. Avec intelligence, humour et sensibilité, la journaliste nous transporte, nous fait voir du pays et nous fait patienter.

Des fourmis dans les jambes
Comment pourra-t-on encore voyager sans tenir compte des réalités locales, de la durabilité, du tourisme équitable ou solidaire ? De plus en plus de gens, croit Carolyne Parent, veulent aller hors des sentiers battus, essayer autre chose, aller à la rencontre de l’autre. Le tourisme de masse, estime-t-elle, semble avoir atteint ses limites. « Vous savez, en novembre 2019 à Kyoto, on a interdit aux gens de photographier les geishas dans le quartier de Gion… » Preuve, selon elle, que le tourisme de masse en est arrivé à des extrêmes inconcevables de non-respect et de gaspillage de ressources.
« Par définition, le tourisme est quelque chose qui prend. On prend des ressources, on accapare des territoires. Il est peut-être temps qu’on redonne aussi un peu à la destination. Et je pense que c’est un cheminement qui est en train de se faire », explique-t-elle, citant un sondage réalisé en novembre dernier par la Chaire de tourisme Transat de l’ESG UQAM, qui montre entre autres qu’un Québécois sur deux aurait envie de changer sa façon de voyager pour réduire son empreinte carbone.
Pour moi, le voyage, le dépaysement, ça passe d’abord par le regard, plus que par le nombre de fuseaux horaires que l’on traverse
« Je pense que, dès que les frontières vont être rouvertes, les gens vont sauter dans les avions et retourner à leurs habitudes », croit pour sa part l’auteur voyageur Rodolphe Lasnes, que l’on joint à Baie-Johan-Beetz, un petit village de 85 habitants situé sur la Côte-Nord, entre Havre-Saint-Pierre et Natashquan, où il séjourne tout l’été. Il travaille depuis un peu plus d’un an pour Les Caraïbes Nordiques, un projet de développement touristique durable.
Romancier (Extraits du carnet d’observation de la femme, Pinsonia [1500-2011]), auteur de reportages touristiques ainsi que de plusieurs guides de voyage pour le compte des éditions Ulysse et Gallimard, la pandémie l’a lui aussi laissé sur le tarmac. Mais sa formation en marketing international et un « facteur chance », raconte-t-il, lui ont permis de rebondir rapidement, dès le début de la crise.
Voyager localement
Ce grand voyageur a donc lui aussi été « forcé » de réduire son empreinte carbone. Une contrainte, toutefois, qui n’a rien de lourd. « Comme je voyage beaucoup pour mon travail, depuis deux ans, quand je veux prendre des vacances ou voyager, et c’est lié aussi à mes projets d’écriture, je me dirige beaucoup sur du voyage local. J’ai des fourmis dans les jambes, oui, en quelque sorte, mais j’arrive quand même à me les délier tout en restant à Montréal ou au Québec », explique celui qui raconte sur son blogue le tour de l’île de Montréal à pied qu’il a fait en septembre 2019 — cinq jours et 160 kilomètres.
Pour plusieurs, la pandémie a été l’occasion, constate-t-il, d’aller dans des endroits où on ne serait jamais allé. « Ça pousse aussi à mieux ouvrir les yeux pour voir un peu ce qui nous entoure », dit-il.
« Pour moi, le voyage, le dépaysement, ça passe d’abord par le regard, plus que par le nombre de fuseaux horaires que l’on traverse », estime Rodolphe Lasnes, qui pense aussi que cette manière de voir peut s’apprendre et se cultiver. C’est peut-être en s’exerçant sur place, chez soi, que l’on peut affûter ce regard et arriver à voir ce qui nous entoure d’une manière différente et intéressante. Mais voyager dans sa ville, est-ce encore voyager ?

« Ah oui, tout à fait », répond-il sans hésiter, lui qui a d’ailleurs rédigé plusieurs guides sur Montréal. « Montréal est justement un endroit qui est parfait pour voyager, avec toutes les populations différentes, le mélange qu’on y trouve. On a un peu l’impression de passer des frontières à chaque nouveau quartier. »
L’écrivain participe aussi, depuis quelques années, aux activités d’un atelier montréalais de géopoétique, un courant littéraire développé par l’Écossais Kenneth White, qui vise l’exploration du rapport sensible et intelligent à la terre. « L’année dernière, raconte-t-il, on est allés à Thetford Mines pendant trois jours pour visiter les terrils, les montagnes de résidus miniers, et pour écrire là-dessus. Ça force à voir ce qui est intéressant, même si ce n’est pas toujours beau. »
Que ce soit pour un reportage ou pour un guide, Rodolphe Lasnes assure que le temps est toujours le facteur numéro un — lié de près aux limites de budget et de calendrier. « C’est une course perpétuelle pour essayer de visiter tous les endroits qu’on doit visiter, rencontrer tous les gens qu’on doit rencontrer, pour comprendre très rapidement comment fonctionne un lieu. » Des contraintes qui lui ont permis d’aiguiser son regard de romancier, estime-t-il.

Il ajoute : « J’ai commencé à comprendre depuis quelques années que chaque endroit peut être intéressant si on y reste assez longtemps pour le comprendre, pour l’habiter. » Voyager moins, mais mieux. Se poser, plutôt que survoler.
Et l’après-pandémie, ces grands auteurs voyageurs osent-ils en rêver, le regard perdu au loin ? Sans projet précis de voyage à l’étranger, Rodolphe Lasnes essaie de mettre la dernière main à un récit de voyage « très local », dit-il, tourné vers la géopoétique.
Après ces longs mois d’immobilité forcée, sur un plan personnel — et professionnel —, Carolyne Parent entend pour sa part savourer encore plus ses séjours à l’étranger, qui finiront bien par reprendre. « Je vais continuer à vouloir rencontrer des gens qui vont me raconter des histoires que je vais pouvoir partager. » En attendant, elle rêve d’Asie. « Toute l’Asie : de l’Anatolie jusqu’à la Corée », lance cette voyageuse passionnée.
De l’histoire liquide (et locale)

Un pays de rivières
Normand Cazelais, Les éditions La Presse, Montréal, 2021, 328 pages
Le Québec est un pays de lacs, on le sait, mais il est surtout un pays de rivières. On en compte 4500 — dont 300 qui n’ont même pas de nom —, rappelle Normand Cazelais dans Un pays de rivières. Géographe de formation, auteur et un temps chroniqueur touristique au Devoir, il nous raconte dans ce livre riche en histoires et en illustrations à quel point les cours d’eau ont façonné le Québec. Il en a choisi ici quelques-uns pour leur importance dans la géographie, l’histoire et le développement socio-économique du Québec. Du Saguenay à La Manicouagan, de la rivière des Mille Îles jusqu’à la Chaudière et du Saint-François jusqu’à la Matapédia, ce livre magnifique et à la tonalité souvent personnelle nous explique que ces cours d’eau ont longtemps été les artères du pays. Un pays que, d’une certaine façon, ils ont même « inventé ». Sans oublier le fleuve Saint-Laurent, cette « rivière qui marche » (Magtogoek, en algonquin) qui avale toutes les autres. « Tout a été marqué de la présence des rivières, écrit-il, l’occupation des campagnes et le cadastre, la navigation, le commerce et l’industrie, l’utilisation de l’eau par les moulins et les centrales électriques, le flottage du bois dans le cadre de l’exploitation forestière, l’essor des villages et des villes. »