Recoller les morceaux

Alain Farah est écrivain et professeur à l’Université McGill, il enseigne la littérature française contemporaine et la création littéraire.
Illustration: Trevor Yardley-Jones Alain Farah est écrivain et professeur à l’Université McGill, il enseigne la littérature française contemporaine et la création littéraire.

De quoi sera fait le monde d’après ? C’est la question lancinante qui occupe tous les esprits au moment où la planète se déconfine. Le Devoir a demandé à des gens de lettres, habitués de jongler avec les idées, les images et les mots, de lui dessiner quelques demains possibles. Un texte d’Alain Farah.
 


 

C’était une vie folle qui allait trop vite, une perpétuelle fuite en avant : la relâche approche, les crises de l’enfant vont s’estomper, bientôt l’été arrivera. Mi-février 2020, au sortir d’une ixième nuit d’insomnie, je reconnais dans mon miroir le teint livide et les traits émaciés d’un homme en morceaux qui ne se voit plus aller. C’est une vie qui va trop vite, il faut que cette folie cesse, mais comment ? Je me promets de tenir encore un mois, de faire le point à la mi-mars. La relâche arrive enfin. Nous prenons l’avion, Virginie, nos enfants, moi. Dix jours inespérés de farniente dans le condo que ma belle-famille loue sur le bord de l’Intracoastal.

Surprise pour mon garçon : mon beau-père Yves et moi l’emmenons célébrer son neuvième anniversaire au BB T Center. Match Canadiens-Panthers, précédé d’une cérémonie en hommage à Luongo, dont le chandail est retiré ce soir-là. Bettman est de la partie. Le huer en personne, après un quart de siècle à le conspuer à l’écran, ça n’a pas de prix. Pour le reste : Yves aime le pop-corn. Il fait des allers-retours au comptoir à chaque pause publicitaire. Il a acheté un casseau all you can eat à l’effigie d’une panthère.

Le Tricolore se fait malmener. Yves mange ses émotions et fait circuler son casseau infini tout le long de notre rangée. Les quidams se servent. Quand il n’y en a plus, il y en a encore. À chacun des passages, notre voisin de siège s’empiffre. Les deux mains allègres dans le casseau. Du pop-corn déborde de sa bouche. Du pop-corn retombe dans le casseau, qu’il redonne à Yves, qui continue de le faire circuler d’un bout à l’autre de la rangée. Nous sommes le 7 mars 2020.

L’insomnie me reprend la veille du retour à Montréal. Ça va, papa ? me demande ma fille. Oui, rendors-toi, mon amour. Je passe une nuit entière à fixer le plafond de la petite chambre que je partage avec Virginie et les enfants. Des lits gonflables achetés sur Amazon s’étendent sur toute la surface du plancher. Je suis immobile malgré mon agitation, j’évite de réveiller ma famille ou mes beaux-parents dont les ronflements traversent le mur. Vol FLL-YUL au petit matin, arrivée à Dorval à midi, taxi rapide jusqu’à NDG. J’enfile mon complet. J’enseigne à McGill en fin d’après-midi. C’est une vie qui va trop vite, il faut que cette folie cesse, mais comment ? J’évite les miroirs.

Sarah Berthiaume dans Nyotaimori (2018) : « Des fois, j’en viens à souhaiter une catastrophe naturelle pour que tout ce sur quoi je travaille soit annulé. Un tremblement de terre. Une éruption volcanique. Un tsunami. Quelque chose d’immense, de complètement hors de mon contrôle, qui ferait disparaître tout ce que j’ai à faire. Comme un coup de baguette magique. Ting ! »

Je n’en demande pas tant. Mais quelques petites brindilles d’ARN, des fragments de chauve-souris perdus dans le ventre d’un pangolin perdu dans le ventre d’un Chinois à la recherche d’une viande aux vertus aphrodisiaques et Ting ! Pangolin ? J’aurais pu dire « blaireau-furet » ou un « employé de l’Institut de virologie de Wuhan », institut qui se consacre, guess what, à la recherche sur les coronavirus. Don De Lillo, dans Libra, roman qui raconte l’assassinat de JFK du point de vue de LHO, s’étonne qu’aucun astucieux n’ait fondé de religion basée sur les coïncidences. Amen. En attendant la vérité ou la guerre, je n’oublierai jamais cette impression, ce soulagement : le 12 mars 2020, le temps reprend ses droits, la vie folle s’arrête.

Une autre de folie s’empare du quotidien bouleversé. Les premières semaines sur Zoom, la torture de l’école à la maison, les boîtes de céréales gondolées par le nettoyage au Lysol… Je recommence à dormir, à lire, à écrire, c’est un soulagement d’avoir fait tomber la veste, la chemise, la cravate. J’ai du plaisir à enseigner la lecture et l’écriture, même à distance. Ce plaisir ne me quitte plus.

La COVID-19 a fauché la vie de gens que nous aimions. Notre voisin Louis attrape le virus en faisant du bénévolat en CHSLD, à l’aube de la première vague. Une gerbe de fleurs en plastique ressort à ce jour de sa boîte aux lettres, même si sa maison a été vendue. Fin janvier, Richard, le parrain de Virginie, Richard qui refusait de vieillir, se laisse aller. Le virus le libère du Parkinson. Mon oncle Samir, infecté quelques jours après son vaccin, vient de partir, mi-mai. Samir toujours en pleine forme, solide comme le roc, Samir dont j’admirais la circonspection, qualité rare de ce côté-là de ma famille. Allah yarhamhoum.

J’ai eu plus de chance. Virginie, mes beaux-parents, les enfants aussi. Nous six, COVID positifs. L’infirmière au traçage a dit, philosophe : vous ne saurez jamais où vous l’avez attrapée. J’ai vendu un Amiibo Metroid à un type sur Kijiji, est-ce lui qui m’a contaminé ? Ma petite santé et mes traitements me condamnent à un confinement de vingt-huit jours. Je triche en marchant masqué dans ma ruelle, chaque soir avant le couvre-feu. La pandémie m’a libéré d’un emploi du temps malade, l’infection, de l’hypocondrie.

J’ai lu pendant mon confinement un essai de l’écrivaine suisse Carla Demierre consacré à l’art littéraire du montage. Elle choisit la métaphore du kintsugi, méthode japonaise de réparation des porcelaines qui met en valeur les marques de brisure grâce à une poudre d’or, pour parler d’un travail qui porte « l’histoire de ses accidents et montre simultanément ce qu’il a été (morceaux) et ce qu’il est devenu (collage). Le passé refuse de disparaître dans le présent, refuse de s’accrocher à l’idée d’une totalité idéale. Le montage suggère qu’on peut défaire le passé et puis le refaire, continuellement ».

L’expérience de cette pandémie, pourtant vécue dans l’urgence d’un présent étrangement suspendu, fixera sa forme dans le temps. Le temps qu’il faudra pour comprendre ce que nous avons vécu, pour fixer nos apprentissages dans nos corps, nos esprits.

J’ai réappris à dormir, à écrire, à penser. Si j’ai peine à croire au proverbial retour à la normale, ce n’est pas pour jouer au rabat-joie.

Je n’ai juste plus envie d’être malheureux.



À voir en vidéo