Pessamit

Écrivain, chef d’antenne et journaliste d’enquête, Michel Jean est l’auteur du multiprimé roman «Kukum». Cette fois-ci, il s’est inspiré de l’itinérance autochtone en milieu urbain.
Illustration: Trevor Yardley-Jones Écrivain, chef d’antenne et journaliste d’enquête, Michel Jean est l’auteur du multiprimé roman «Kukum». Cette fois-ci, il s’est inspiré de l’itinérance autochtone en milieu urbain.

De quoi sera fait le monde d’après ? C’est la question lancinante qui occupe tous les esprits au moment où la planète se déconfine. Le Devoir a demandé à des gens de lettres, habitués de jongler avec les idées, les images et les mots, de lui dessiner quelques demains possibles. Un texte de Michel Jean.
 



Deux barrières et un camion garé en travers de la route ferment l’entrée de la réserve. En me voyant approcher, un jeune homme me fait signe d’immobiliser mon véhicule. Il me détaille avec attention, puis, d’un geste de la main, m’ordonne de faire demi-tour.

 

Mon arrière-arrière-grand-père Malek Siméon est originaire de Pessamit. J’ai raconté dans mes romans comment il avait quitté cette communauté pour échapper à la famine et, au bout d’une longue errance, s’était installé à Mashteuiatsh où il a élevé sa famille. Cela fait de moi un Innu du Pekuakami, non de la Côte-Nord. Et ce jour-là, seuls les résidents de Pessamit avaient le droit d’y entrer. Pourquoi cette intransigeance ? Parce que les aînés nous sont précieux et que les Innus ont pris les moyens nécessaires pour les protéger de la COVID-19.

La pandémie a répandu une onde de peur dans les communautés autochtones. Dans une réserve comme Pessamit, de plus de 2200 personnes, les logements manquent et les gens vivent à plusieurs dans leurs habitations. Il n’y a pas toujours de résidence pour aînés, encore moins un CHSLD. Les vieux habitent très souvent avec leur famille. Alors que le gouvernement québécois enfermait les personnes âgées à l’intérieur des CHSLD et des RPA pour les protéger du virus, les Autochtones, eux, se retrouvaient face à un problème.

Moi qui ai grandi en ville, j’ai fréquemment entendu ridiculiser le rôle des chefs des communautés autochtones, qu’on compare au mieux à des maires de village. Pourtant, ces chefs ont des responsabilités beaucoup plus larges, en matière notamment d’éducation, de relations avec le gouvernement fédéral et de santé. Les communautés innues ont donc formé dans l’urgence en mars 2020 une cellule stratégique de crise. Elles ont travaillé en collaboration avec les experts en santé physique et mentale et ont développé un plan concerté de lutte contre la pandémie. Elles ont fait appel au chirurgien innu Stanley Vollant, de même qu’à son collègue microbiologiste Amir Khadir.

Les barrières destinées à limiter le va-et-vient et la circulation des étrangers ont été parmi les premières mesures mises en place. Cela n’a pas été sans provoquer de la grogne. J’étais à Havre-Saint-Pierre, ville voisine de la communauté innue d’Ekuanitshit, à l’automne dernier. Plusieurs résidents se plaignaient de voir les Autochtones venir chez eux alors qu’eux étaient interdits d’accès dans la communauté.

« Eux autres y viennent, pis ils se gênent pas, mais toi, essaye d’y aller ! Tu vas voir comment tu vas te faire revirer de bord. C’est de même, les Indiens », m’avait dit un homme avec une certaine frustration. J’avais tenté de lui expliquer que, en plus des aînés, il y avait dans les communautés autochtones des facteurs qui augmentaient les risques de mortalité : taux élevé de fumeurs et de personnes atteintes de diabète et d’obésité.

J’avais demandé à mon interlocuteur à quand remontait la dernière fois où il était allé à Ekuanitshit, il n’avait pas su quoi me répondre. Les Blancs ne vont pas dans la réserve, il n’y a rien à faire. Alors que les Innus, eux, viennent à Havre-Saint-Pierre pour faire leur épicerie, aller à la SAQ, à la pharmacie, au restaurant, au centre de santé. Tout cela et bien d’autres choses n’existent pas dans la réserve.

À Pessamit, Jean-Luc Kanapé, qui était coordonnateur de la surveillance, avoue que ce n’était pas facile. « Beaucoup de gens n’étaient pas d’accord, même dans la communauté. Ils demandaient pourquoi ils ne pouvaient pas sortir, pourquoi tel autre le pouvait. Des gens tentaient de se faufiler en passant dans le bois, des Autochtones, mais des allochtones aussi. On en trouvait cachés dans le coffre arrière des voitures. Il fallait souvent appeler la police en renfort », explique-t-il.

M. Kanapé dit qu’ils ont quand même eu beaucoup d’encouragements. « Des gens nous applaudissaient, nous apportaient des cafés et des beignes. C’était difficile, mais notre monde ne tombait pas malade. C’était ça l’important », dit-il.

L’été dernier, pendant que le Québec se déconfinait, les conseils de bande ont jugé que le danger était encore trop présent, ils ont opté pour la prudence. Les guérites sont restées en place.

Pour inciter les gens au respect des règles sanitaires et faire de l’éducation sur la COVID-19, le Dr Vollant a réalisé des capsules de santé publique qui ont été diffusées sur Innuwebtv et dans les radios communautaires, qui sont très écoutées, notamment parce qu’elles diffusent le bingo, une activité populaire. Nation innue a aussi créé une page Facebook où il diffuse et rend disponibles toutes les informations sur la pandémie. L’organisation a obtenu des vaccins d’Ottawa et a pu organiser sa propre campagne d’immunisation pour ses membres. Mes frères et moi avons reçu notre dose de Moderna avec les autres Innus de la région de Montréal à l’école de Kanesatake, au cœur de la célèbre pinède.

La lutte contre la pandémie a donc été concertée et coordonnée, mais les onze réserves ont gardé leur autonomie. Et la gestion est restée à l’échelle locale. C’était important. Car la nation innue n’est pas un gouvernement et les communautés demeurent indépendantes. Chacune a son espace, dont l’ensemble forme Nitassinan, le territoire du peuple innu, qui s’étend du Labrador au lac Saint-Jean.

La stratégie, basée sur une approche scientifique, a révélé l’importance de compter sur des modèles. La voix de Stanley Vollant porte chez les Innus, qui ont écouté les directives et les enseignements d’un frère chirurgien.

Alors, pendant que de grandes nations comme l’Italie, l’Espagne ou les États-Unis affichaient des taux de contamination effarants et que 5000 personnes âgées mouraient dans les CHSLD québécois, on n’a déploré en fin de compte qu’un seul décès chez les Innus. Pessamit a eu seulement trois cas de contamination, qui ont été contrôlés et n’ont provoqué aucune éclosion dans la population.

Maintenant que l’on commence à sortir de nos grottes et que nous laissons nos visages se faire dorer par la fameuse lumière au bout du tunnel dont on nous a parlé pendant des mois, la lutte contre la pandémie apparaît comme une victoire pour le peuple innu. Nous n’en avons pas eu beaucoup ces quatre cents dernières années.

Les communautés innues sortent de la crise sanitaire avec le sentiment qu’elles peuvent décider de leur destin. Qu’elles en ont donné la preuve. Alors que le Québec semble comprendre que les pensionnats autochtones ont fait des victimes sur son territoire aussi, peut-être que les choses seront différentes désormais. Je l’espère.

À Pessamit, il y a encore des guérites. On n’y prend que le nom des personnes qui entrent et sortent, comme le font les restaurateurs pour retrouver les gens en cas d’éclosion. La réserve, posée sur le sable du golfe du Saint-Laurent à l’embouchure de la rivière Betsiamites, se trouve à quarante-cinq minutes de Baie-Comeau. Elle fait face à l’océan, mais son monde est une autre mer, une mer de verdure balayée par les vents du nord-est, cette forêt exploitée aujourd’hui encore par de grandes compagnies, et ces rivières somptueuses qu’Hydro-Québec a harnachées pour produire l’électricité dont les Québécois sont fiers. Mais les Innus sont encore là. Ils sont là depuis longtemps et Nitassinan existe plus que jamais dans leur cœur. 



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