Alef

De quoi sera fait le monde d’après ? C’est la question lancinante qui occupe tous les esprits au moment où la planète se déconfine. Le Devoir a demandé à des gens de lettres, habitués de jongler avec les idées, les images et les mots, de lui dessiner quelques demains possibles. Un texte de Yara El-Ghadban.
Quand elle est venue chercher les ouvriers, on n’a rien fait. Ils arrivaient des centres de détention. Prisonniers et sans-papiers labouraient les bassins de sel de la mer Morte. Et comme les bassins de sel, ils s’épuisaient. Par fatigue, par maladie, quelle différence ?
Quand elle a rattrapé les touristes et le personnel des stations balnéaires, on n’a rien fait. La mer Morte s’évaporait. Elle n’était plus qu’un marais pâteux. Le paysage morose ne plaisait qu’aux fanatiques et aux désespérés. Qui rêvent de fin du monde, qui de résurrection. Lorsque leurs corps succombaient, c’était prévisible et même une délivrance.
Quand la maladie s’est emparée des Bédouins, on n’a rien fait. Moins de nomades à déloger des zones militaires et des arrière-cours des colonies. La machine de la ségrégation s’accommode mal des bergers et de leurs troupeaux errants.
Quand elle a ravagé les villages palestiniens, on n’a rien fait. Moins d’expéditions de démolition et d’expropriation. Moins de visages photogéniques sur les médias sociaux. S’ils mouraient loin des caméras et des vidéos, qui s’en plaindrait ?
Quand les premiers colons ont montré des symptômes de la maladie, on a enfin sonné l’alarme.
On les a d’abord évacués.
Ensuite on les a isolés.
Puis la vallée entière fut mise en quarantaine.
Médecins et infirmières se sont retirés derrière les rideaux d’isolation et les combinaisons hazmat.
L’armée a fait son entrée, bien munie pour l’émeute.
Le mur qui séparait Israéliens et Palestiniens séparait désormais les contaminés du reste.
Ceux de l’intérieur qui tentaient la fuite se faisaient abattre.
Ceux de l’extérieur, soupçonnés de porter la maladie, ont été largués dans la vallée.
Il fallait endiguer l’épidémie. Quel est le poids de ces vies contre toute l’humanité ?
La maladie fera ses ravages et disparaîtra d’elle-même une fois étanchée sa soif de corps.
Et des milliers sont décimés, barricadés dans la vallée de la mer Morte.
Les soldats qui surveillaient les confinés ont été à leur tour confinés.
Juif, Arabe, Palestinien, Israélien, Bédouin, soldat, colon, ouvrier, touriste, prisonnier, rebelle — tous enfin égaux.
Supprimés des cartes, effacés de la conscience des habitants au-delà du mur.
Ils ont tourné le dos et fermé la vallée à clé.
Personne n’a entendu les cris de désespoir.
Personne n’a répondu aux supplications.
Mais il était déjà trop tard. La maladie se moque des barrières, des murs et des zones tampons.
Chaque fois que le vent se levait, le sel s’envolait. Les nuages emportaient le fléau et le déversaient partout sur le territoire.
Après des années de sécheresse, après tant de prières pour sauver la mer, la pluie maintes fois invoquée, suppliée, rêvée, inspirait désormais cauchemars et terreur. Les foules détalaient dans chaque recoin où l’eau ne se rendait pas. Occupaient chaque centimètre où le vent ne soufflait pas.
Puis un jour, ils sont arrivés. Les réfugiés des grandes cités. Fuyant la dévastation, les massacres et les cannibales.
Ils disaient : le monde s’effondre.
Ils disaient : la maladie se répand malgré tout.
Ils disaient : les gens meurent sans le savoir. Tuent sans le savoir.
Ils disaient : mieux vaut périr de la maladie qu’aux mains des monstres qui se prennent pour des humains.
Le monde s’effondre, aussi bien le devancer.
Et nous les avons accueillis, ces réfugiés, avec leurs blessures, leurs rêves et leurs fantômes.
Tandis que le monde s’effondrait, nous attendions ensemble la mort dans la vallée.
L’Internet est parti en premier.
Puis la télé.
La radio.
L’électricité.
Les générateurs se sont tus avec les dernières gouttes de mazout.
Les panneaux solaires et les tours éoliennes qui desservaient les usines de décantation, la base militaire et les colonies sont à leur tour tombés en panne.
L’eau a cessé de couler des robinets.
Un autre jour, les flamants roses sont arrivés.
D’où, comment, pourquoi ? Personne ne le savait.
Ils ont fait leurs nids au cœur de ce qui restait de mer.
Ils se nourrissaient de la boue de sel et de soude.
Ils étaient soudain si nombreux que le blanc du sel a tourné au rose.
Puis d’autres parmi d’autres jours, d’étranges plantes ont pris goût au sel et ont poussé.
Comment survivaient les plantes, personne ne le savait, elles se répandaient. Leurs racines traçaient de nouvelles routes sur le tapis de sel. Si longues et si larges que des animaux cachés depuis longtemps dans les grottes et les trous de terre lacérée s’aventuraient sur les racines jusqu’au centre du fond marin desséché pour dénicher les baies et les fruits des plantes.
Quant à nous, les séquestrés dans la vallée, nous attendions toujours la mort.
En attendant de mourir, nous avons d’abord chassé et mangé les flamants roses. Et puisque nous ne mourrions pas, nous nous sommes contentés de nous nourrir de leurs œufs. Et puisque la maladie tardait encore, nous nous sommes mis à les observer. À force de les regarder vivre, nous avons appris à vivre comme les flamants roses. Et ils ont appris à vivre avec nous. Ils mangeaient et buvaient ce que nous ne pouvions manger, et nous mangions et buvions ce que leurs corps digéraient, filtraient et rejetaient. Les œufs, les crottes, les plumes, les algues ramenées de loin collées à leurs pattes.
En attendant de mourir, nous avons appris à nommer les plantes qui poussaient du ventre de l’ancien fond marin, à marcher sur leurs racines, à cuire leurs fruits et à apprivoiser leurs épines.
Nous l’avons attendue, mais la maladie n’est plus revenue.
Nous l’avons attendu, mais le monde dehors n’a jamais fait signe.
Alors quand Colt le gérant de l’usine de décantation a survécu, personne de l’extérieur ne l’a su.
Quand mon père Maïmoun et ma mère Amâna ont survécu, personne ne l’a su.
Quand le général Hor et quelques soldats de son unité ont survécu, personne ne l’a su.
Quand Hypatia la revenante de la cité a survécu, personne ne l’a su.
Étions-nous guéris ?
Étions-nous immunes ?
Nous ne le savions pas.
Nous savions seulement que nous étions vivants.
Une cinquantaine dans la vallée, oubliés du monde.
Alors on a oublié le monde à notre tour.
Ses guerres, ses haines, ses peurs, ses frontières, sa laideur.
On a substitué la vie à la mort.
L’amour à la haine.
Je m’appelle Alef.
Première lettre de l’alphabet arabe et hébreu.
Premier enfant né dans la vallée depuis la pandémie.
Fils d’un rabbin israélien et d’une botaniste palestinienne.
Mais personne ne l’a su.
Ce texte est extrait du roman à paraître «La danse des flamants roses».