Les romans d’anticipation, entre réalité et science-fiction

Les romans d’anticipation sont-ils de la science-fiction ? À une époque où la science manque de mots pour s’expliquer, il ne faut pas se surprendre si la frontière entre ces genres littéraires se brouille. Comment, sinon, repousser à la fois les limites de l’imagination et de la réalité ?
Quand on y pense, la science comporte certainement une part de fiction. Un chercheur qui émet une hypothèse qu’il compte ensuite vérifier tombe nécessairement dans la spéculation.
L’auteur de fiction, lui, a d’autres intentions.
Poser la question…
Dans L’examen, l’auteur, Sylvain Neuvel, utilise des mécanismes bien connus du récit pour poser des questions auxquelles la science ne peut pas répondre. Par exemple : est-ce qu’à un moment donné, trop de science, c’est comme pas assez ?

Soumis à un examen d’admission pour devenir citoyen britannique, Idir, le protagoniste d’origine iranienne de ce court roman de 128 pages, ne réalisera jamais qu’il est, en fin de compte, un rat de laboratoire. Pas de chance, il fait dérailler l’expérience : une application jusque-là impeccable par les autorités gouvernementales des plus récentes avancées technologiques pour aller voir jusqu’au fond de l’âme humaine s’il s’y trouve une part d’ombre.
Ne coupons pas les cheveux en quatre : l’utilisation de la technologie par les gouvernements est une histoire d’horreur en elle-même. Elle n’a besoin que d’un très léger coup de pouce de la fiction pour carrément tomber dans l’apocalyptique.
« La fiction spéculative joue sur des thèmes qui sont dans l’air du temps, mais touche aussi à des valeurs très humaines », dit l’auteur en entrevue. Par exemple : la peur de l’autre. « On crée sans cesse de nouvelles catégories de gens pour les détester. Et ces jours-ci, c’est pire : c’est redevenu mainstream de le faire. »
Pas besoin d’une grande leçon d’Histoire pour comprendre qu’élever la crainte des étrangers au statut de politique nationale peut mener à des aberrations. Les politiques d’immigration laissent seulement passer les « bonnes personnes ». Mais qu’est-ce qu’une bonne personne ? Et comment éviter les gens « mauvais » ?
C’est la question que pose Neuvel dans L’examen. On vous laisse deviner la réponse.
Et puis Après ?
Le monde d’après est un autre filon extrêmement lucratif pour toute fiction. Après quoi ? Après l’Apocalypse avec un grand A, bien sûr. Ironiquement, nous entrons collectivement en ce moment même dans un monde d’après. D’après la COVID-19. Une sorte d’apocalypse avec un petit a.
Cette pandémie, on ne la souhaite à personne, mais elle tombe drôlement à point pour Jean-Pierre Charland. L’auteur mûrit l’idée du roman postapocalyptique Après depuis 1973 ! « L’idée m’est restée en tête, et quand la pandémie a éclaté, j’ai compris que je la tenais enfin, ma catastrophe ! » s’exclame l’auteur.

Après suit, dans les régions un peu désolantes du Midwest américain, les aventures postpandémiques d’un couple formé par un homme récemment divorcé qui part se terrer dans un camping et par une jeune femme qui prend la fuite après y avoir presque laissé sa peau.
Pandémie et féminicide dans la même conversation devraient relever du domaine de la fiction… et pourtant. « La COVID a dévoilé la minceur du vernis social qui nous unit. On l’a rapidement vu sur les réseaux sociaux, qui en ont ramené plusieurs à un état presque sauvage », dit Jean-Pierre Charland.
L’historien de formation a situé l’action de son roman en plein Wisconsin, qui n’est quand même pas sur une autre planète, mais qui est bien plus près du Far West que de la plage d’Oka, disons. « Quand Donald Trump a suggéré à la télé de se gargariser à l’eau de Javel, j’ai su que je devais baser mon histoire aux États-Unis. Et le Wisconsin est une région plus réfractaire aux mesures sanitaires. Puis on y trouve le Devil Lake. Quel nom ! »
Il y a des régions qui inspirent par leur féerie. Puis, apparemment, il y a le Wisconsin.
Faire œuvre utile
La clé du succès d’une bonne œuvre de fiction est de demeurer ancrée dans le réel même si elle se déroule dans un univers complètement éclaté. Dans les années 1960, Star Trek amplifiait l’enjeu des tensions raciales en exagérant le phénomène à grands coups d’espèces extraterrestres bleues, rouges et vertes. Avant ça, on aimerait écrire que Jules Verne a peut-être été le premier à réellement s’intéresser à la question du troisième lien dans Le tour du monde en 80 jours, mais ce serait divaguer un peu.
Insérez ici un clin d’œil à Crash, le roman de J. G. Ballard mis en images il y a 25 ans par David Cronenberg, pour illustrer l’énorme attirance envers les automobiles que semble éprouver le gouvernement Legault. Est-ce de mauvais goût ? Ou est-ce que la fiction d’anticipation n’a pas justement le rôle de caricaturer les travers d’une réalité future… pour éviter qu’elle se concrétise ?
Par définition, la science déboulonne les idées préconçues. La science-fiction — et par extension, la fiction d’anticipation — n’est pas différente. Le « savant fou », ce personnage récurrent de scientifique un peu déjanté dont la curiosité et l’inventivité dépassent toute limite morale, est un peu le deus ex machina de ces courants littéraires. Déguisez-le en magicien et on peut y ajouter à peu près toute la littérature fantastique née du Seigneur des anneaux.
Prêtez à ce savant fou les traits d’un gouvernement au mieux maladroit, au pire totalement autoritaire, et votre œuvre de fiction se rapproche drôlement d’une certaine réalité… Après tout, ce personnage incarne la science et la technologie et son rôle pas toujours clairement défini dans notre monde, dit Jean-François Chassay, professeur en littérature québécoise à l’UQAM, qui étudie de près la place du discours scientifique dans la fiction.
« Il y a toujours eu une porosité entre la fiction et la réalité. Depuis le début du XXe siècle, on n’a pas su trouver les mots pour expliquer toutes les avancées scientifiques et technologiques. La physique quantique ? La théorie des cordes ? C’est très difficile de traduire certaines réalités en mots. Pour parler d’elle-même, la science doit parfois recourir à des images, des figures de style. »
Pour faire œuvre utile, la fiction aide à expliquer la réalité. Une bonne fiction d’anticipation peut finir par devenir réalité. Ainsi, le grand-père de la science-fiction qu’est Jules Verne est davantage considéré, de nos jours, comme un auteur de romans d’aventures, tout simplement.
Ce n’est pas nécessairement une bonne affaire : la fiction d’anticipation devrait nous faire éviter l’apocalypse. Pas nous y enfoncer tellement profondément qu’elle aura l’air, en rétrospective, complètement banale…