L’urgence discrète de la poésie

« Car il est urgent pour le monde d’entendre les poètes », écrivait en 2011 Paul Bélanger, un diagnostic auquel il n’a jamais cessé de croire, même s’il cédait au début du mois sa chaise de directeur littéraire (et de propriétaire) des Éditions du Noroît. En fait, c’est sans doute parce qu’il croit à ce point à cette phrase qu’il tend le flambeau à Charlotte Francœur, 28 ans, et à Mélissa Labonté, 32 ans.
« Je trouvais que le temps était bon de passer la main à une équipe plus jeune, qui va avoir l’énergie de continuer le Noroît », explique le poète qui, en 1991, reprenait avec Hélène Dorion et Claude Prud’Homme (qui eux sont partis en 2001) les rênes de cette petite institution fondée en 1971 par René Bonenfant et Célyne Fortin. Elle appartient désormais aux doyennes des maisons d’édition de poésie québécoises, aux côtés de l’Hexagone, des Herbes rouges et des Écrits des Forges.
Bien qu’adhérant à une vision plurielle de ce que peut être la poésie, les Éditions du Noroît auront davantage été guidées « par un humanisme et une recherche de sens », dit Paul Bélanger, que par un goût pour l’éclatement formel, les avant-gardes et les manteaux en cuir. Voilà pourquoi nous sursautons (un peu) lorsque Mélissa Labonté emploie les mots « rebelle de l’ombre » pour décrire son mentor.
« Paul est à l’image du Noroît : c’est un ami discret, mais si tu prends la peine de le fréquenter, tu découvres que c’est un rebelle, oui, qu’il est à contre-courant, qu’il ne se plie pas aux exigences de la nouveauté à tout prix », fait valoir celle qui a été adjointe au Noroît de 2013 à 2016 et qui dirige Bibliothèque québécoise (qui reprend en poche des classiques de la littérature québécoise) depuis 2017.
De son côté de la visio, sa collègue Charlotte sourit. « J’aime que tu utilises le mot rebelle, parce que le Noroît n’a pas cette image. Mais la maison s’est toujours rebellée contre les effets de mode, pour se recentrer sur le texte, interroger le texte », souligne celle qui y œuvrait comme adjointe depuis 2018 et qui mettait sur pied en 2016 les Éditions Omri qui, à l’image du Noroît, aiment provoquer des dialogues entre poésie et arts visuels.
Mélissa reprend la parole : « Paul ne fait pas de compromis dans ses choix éditoriaux. » Le sous-entendu est manifeste : ses successeures comptent s’astreindre à pareille rigueur. « Oui, on veut continuer ce que Paul a fait : se placer au centre du poème, l’écouter et ensuite, répondre à son exigence. »
L’amitié du poème
C’est donc moins à de vastes bouleversements qu’à un retour aux missions initiales du Noroît que s’attellent Charlotte Francœur et Mélissa Labonté, qui énumèrent leurs aspirations immédiates : solidifier ce pont entre poésie et arts visuels, amplifier la voix des femmes, élargir les deux collections de traductions de la maison, tout en misant sur la profondeur intergénérationnelle de son catalogue, généreux en figures majeures de la poésie québécoise (Jacques Brault, Denise Desautels, Louise Dupré, Pierre Nepveu) ainsi qu’en voix riches d’avenir (Jonathan Charette, Andréane Frenette-Vallières, Judy Quinn, Hector Ruiz).
Mais pourquoi s’engager dans pareille aventure, avec tous les défis que représente l’édition en général, et celle de la poésie en particulier ? « Éditer de la poésie, c’est une leçon d’humilité quotidienne qui permet de rencontrer d’autres sensibilités, confie Charlotte Francœur. C’est un chavirement perpétuel que je trouve magnifique, parce qu’on est face à des émotions bouleversantes et parce qu’on a souvent l’impression de toucher à une vérité plus grande que tout, mais en même temps d’être toujours dans le doute. »
« La communauté qu’implique le poème est très importante pour moi », enchaîne Mélissa. « L’amitié du poème [une formule chère à Paul Bélanger], c’est une relation privilégiée avec d’autres humains et c’est une forme d’engagement dans le réel. Comme le dit Paul, plus que jamais, on a besoin de la poésie, mais c’est une urgence discrète. »
Les éditrices ont toutes les deux observé au cours de la dernière décennie un regain d’intérêt pour la poésie, se manifestant jusque dans les chiffres de vente de la maison. « Poésie et populaire, c’est quelque chose de drôle à dire, précise Mélissa, mais c’est vrai qu’il y a eu un petit revival. » Qui tiendrait à quoi ? « Dans toute crise, le poème montre sa nécessité et, comme on est collectivement en état perpétuel de crise, la poésie permet de mieux habiter l’incertitude. »
Afin de célébrer leurs cinquante ans, les Éditions du Noroît lanceront début juin J’écris peuplier, un ouvrage anniversaire entre l’anthologie et le beau livre, répertoriant les mots de cinquante poètes choisis par la cinéaste et fidèle amie de la poésie, Monique LeBlanc.
Après avoir accompagné plus de mille titres de l’obscurité du manuscrit jusqu’à la lumière de la librairie, Paul Bélanger entend demeurer aux côtés de ses cadettes à titre de conseiller ainsi que comme lecteur avisé. On ne cesse de toute façon jamais d’être un lecteur de poésie.
« Je pense qu’il est temps qu’on arrête d’avoir peur de la parole poétique », conclut-il, avec de l’espoir dans la voix. « C’est une question d’éducation : au lieu d’enseigner la peur de la poésie, on pourrait enseigner l’amour de la poésie. La parole poétique mérite qu’on la respecte non pas parce qu’elle est hiérarchiquement au-dessus des autres, mais parce qu’elle s’incarne dans la réalité, qu’elle a les deux pieds au sol et qu’elle plonge ses yeux dans les yeux du lecteur. » Il ajoute : « La poésie, c’est une façon de vivre et, pour employer un bien grand mot, de résister. »