«Leonard Cohen: sur un fil»: quand il est mort le poète

Il est évident que notre curiosité a été piquée dès que l’on a appris, il y a de cela plusieurs mois, que le bédéiste québécois Philippe Girard travaillait sur une bédé consacrée à Leonard Cohen, décédé en 2016. Girard, lui-même un solide vétéran de la bédé francophone, a beau éprouver un immense respect pour son sujet, il n’en demeure pas moins qu’il existe un lien intime entre lui et Cohen. Une rencontre manquée sur un trottoir ? Certes. Mais surtout, une quête identitaire.
Et, comme pour bien des œuvres de ce genre, tout commence par un décès. « Lorsque ma blonde m’a annoncé la mort de Leonard Cohen, il m’a semblé que le monde était déjà moins beau, moins drôle et moins intéressant sans lui. J’avais la conviction que dans les mois qui suivraient, on se dépêcherait de produire un livre ou une bédé, à la course, et que cela donnerait un ramassis de lieux communs. Mais le livre ne sortait pas ; je voyais les années passer et je me suis dit que j’allais le faire moi-même, et que j’allais bien le faire ! »

Avant cette rencontre plutôt métaphorique entre Philippe Girard et son sujet, il y en a eu, des ratés. Il n’a pas encore 20 ans qu’il rencontre, sans s’en rendre compte, Cohen en personne. « J’avais 18 ou 19 ans et alors qu’on marchait sur le trottoir près de l’ITHQ, mon cousin m’a dit qu’on venait de croiser Leonard Cohen. J’étais fâché de l’avoir raté ! J’ai acheté l’album The Future dans les jours qui ont suivi, parce que j’aimais la couverture du disque, sans trop savoir ce que c’était. Ç’a commencé comme ça ma relation avec Cohen. J’aimais sa voix, mais je n’étais pas trop conscient de ce qui venait avec le personnage. À part qu’il vivait à Montréal, je ne savais rien à son sujet. »
Et pourtant, outre cette rencontre ratée entre un jeune homme et un poète, il existe un lien entre les deux auteurs. Une quête identitaire, un désir de trouver ce qu’ils sont vraiment. « J’ai réalisé, au fil de mes lectures, que Cohen avait cherché toute sa vie qui il était. Une démarche qui trouve écho dans la mienne. Fabien Deglise a déjà écrit à mon sujet, dans ce journal il y a plusieurs années, que je ne savais pas qui j’étais. Chez Cohen, j’ai trouvé l’écho de quelque chose qui résonne déjà en moi. Aussi, je ne voulais pas tout dire. Je pense que même dans la mort, Leonard Cohen a le droit à son intimité. Je pense qu’il a effectivement fini par savoir qui il était, mais nous, on peut vivre avec une part de mystère. Je me suis servi de ce fil rouge là pour construire mon récit. »
En faisant des recherches pour dessiner la maison dans laquelle il est mort, celle qu’on voit dans la première case, j’ai découvert que, dans Google Street View, on le voit sur la photo, sur son terrain, sur une chaise longue en avant de sa maison. C’est tellement lui, quelque part ! Il vivait dans le même monde que nous.
Même chose pour le dessin, alors que Girard a consciemment décidé de ne pas aborder Cohen de manière documentaire. « Un personnage comme celui-là, pour lequel tout le monde a déjà sa propre représentation, il fallait que j’essaie d’en faire un personnage dans lequel on pouvait se transposer pour qu’on y croie. Pour ça, la ligne claire, c’est quand même parfait parce que c’est facile de s’y projeter. Je voulais que mon personnage soit, en partie, subjectif. Autrement, on se serait attardé à l’aspect documentaire, ce qui m’aurait enlevé la permission de m’y investir moi-même. »
Et, contrairement à bien des vedettes de la chanson, Cohen vivait dans la même réalité que le commun des mortels. « En faisant des recherches pour dessiner la maison dans laquelle il est mort, celle qu’on voit dans la première case, j’ai découvert que, dans Google Street View, on le voit sur la photo, sur son terrain, sur une chaise longue en avant de sa maison. C’est tellement lui, quelque part ! Il vivait dans le même monde que nous. »
Un Cohen subjectif, donc, mais construit honnêtement, avec cœur, amour et dévouement, sans le côté clinique des biographies traditionnelles. Parce que, des fois, vaut mieux gagner qu’avoir raison et, ici, Girard l’emporte sur toute la ligne.

Yoyolalala
★★★ 1/2
Zviane, Pow Pow, Montréal, 2021, 152 pages
Un camp de vacances tout ce qu’il y a d’atypique
Dans le huitième numéro de la revue La jungle, un projet de neuf livres que Zviane (L’ostie de chat) pilote seule depuis 2016, l’autrice nous amène avec elle dans ses souvenirs alors qu’elle a été, dans sa jeune vingtaine, monitrice dans un camp de vacances pour personnes autistes. Yoyolalala est drôle, émouvant, sensible et intelligent, porté par un esprit un peu punk, dans l’ordre ou le désordre.

Vers la tempête
★★★★
Jean-Sébastien Bérubé, Futuropolis, Paris, 2021, 216 pages
De battre soi-même
De retour à Rimouski en 2007 après avoir voulu devenir moine au Népal et au Tibet, Jean-Sébastien Bérubé doit composer avec une famille contrôlante, une éventuelle ceinture noire en karaté, des amours impossibles et quelques problèmes de santé mentale à résoudre s’il veut réussir à briser ce cycle infernal dans lequel il est engagé. Vers la tempête aborde avec brio le sujet de la place des jeunes hommes éprouvant des problèmes avec la représentation de leur masculinité et leur capacité à prendre soin d’eux-mêmes malgré un environnement infantilisant.

Emmanuel Guibert, en bonne compagnie
★★★
Emmanuel Guibert et Jacques Samson, Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2021, 160 pages
Dire en images
Jacques Samson, qui fait figure de pionnier dans la bédé au Québec, nous propose une rencontre avec le Français Emmanuel Guibert, Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2020. Une monographie captivante, intimiste et sans prétention qui se déguste tranquillement, une page à la fois, pour notre plus grand bonheur.

Ne m’oublie pas
★★★
Alix Garin, Lombard, Bruxelles, 2021, 220 pages
Attendez qu’elle se souvienne
Pour son premier album, la jeune Belge Alix Garin nous propose un récit sensible et mature sur un sujet maintes fois abordé puisque cette foutue maladie d’Alzheimer fait encore partie de la vie de bien des gens. Dans cette « road-bédé », une jeune femme kidnappe sa grand-mère pour la ramener, quelques heures, dans la maison où elle a passé sa vie. C’est juste et émouvant, sans tomber dans l’effet pour le plaisir facile de générer une émotion.