Défier les codes

Si son premier roman propose une fine réflexion philosophique sur la société, Chris Bergeron le considère plutôt comme un cri du coeur. «Comment ça se fait que certains se sentent si seuls dans une société hyperconnectée? Je n’ai pas la réponse, mais je ressens une certaine tristesse par rapport à cet état-là.»
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Si son premier roman propose une fine réflexion philosophique sur la société, Chris Bergeron le considère plutôt comme un cri du coeur. «Comment ça se fait que certains se sentent si seuls dans une société hyperconnectée? Je n’ai pas la réponse, mais je ressens une certaine tristesse par rapport à cet état-là.»

Avant de se faire un nom dans l’univers de la publicité, Chris Bergeron a été journaliste culturelle et rédactrice en chef de l’hebdomadaire Voir. Et ce parcours professionnel la sert parfaitement dans Valide, roman autobiographique de science-fiction où son double littéraire, Christian/Christelle, règle ses comptes avec le système en prenant en otage David, algorithme évoquant Hal dans 2001 : l’odyssée de l’espace, à qui elle racontera sa vie. « C’est un peu comme si Frédéric Beigbeder rencontrait William Gibson ou Arthur C. Clarke », blague l’autrice jointe par Le Devoir.

Fourmillant de références à la culture populaire, de Star Wars à Black Mirror, en passant par Sylvie Vartan et le Cirque du Soleil, bénéficiant d’un regard allumé sur la société et d’un redoutable sens de la formule, Valide nous transporte une trentaine d’années dans le futur. Or, cet univers futuriste, dont la technologie rappelle celle de Blade Runner, ressemble quelque peu à notre présent : gouvernés par l’intelligence artificielle Total David, les êtres humains sont confinés et n’ont droit qu’à quelques heures de sortie par jour.

« Ce sentiment de vivre dans une bulle qui est dans le roman, et qui est venu avant la pandémie, c’est pour bien des femmes trans ce qu’elles vivent au quotidien. Valide est un roman de science-fiction et d’anticipation, mais c’est aussi une allégorie d’aujourd’hui. Ce que j’ai essayé de décrire, c’est cet isolement, ce sentiment que la société n’est peut-être pas construite pour moi. »

Puis est arrivée la pandémie… « À partir de ce moment-là, j’ai eu l’impression d’être dans une course contre la montre. J’écrivais des trucs, sans doute inspirée par ce que je voyais en Chine et dans les endroits où on en savait plus sur la maladie et sur le confinement, puis paf !, ça arrivait chez nous. C’était un jeu de miroirs entre mon livre et la réalité », se souvient celle qui a déjà commencé à écrire la suite de Valide.

Si son premier roman propose une fine réflexion philosophique sur la société, Chris Bergeron le considère plutôt comme un cri du cœur. « Comment ça se fait que certains se sentent si seuls dans une sociétéhyperconnectée ? Je n’ai pas la réponse, mais je ressens une certaine tristesse par rapport à cet état-là. On communique en permanence, mais en même temps, on vit une disette affective. C’est peut-être à cause du confinement, mais je crois que c’est plus profond que ça. »

Alors que plusieurs d’entre nous préfèrent le télétravail à la vie de bureau et que certains ont déjà quitté la ville pour la campagne, la romancière craint que cela amplifie notre dépendance aux écrans et nous isole davantage.

« J’appuie peut-être un peu fort sur le crayon, mais je crois qu’il y a une dérive véritable vers ce monde très, très individualiste et un petit peu paranoïaque. Dans Valide, je parle beaucoup de la notion de peur ; la peur va devenir quelque chose avec lequel on va vivre de plus en plus. On va avoir peur de tout, et c’est ça qui est terrible. Il va falloir trouver des solutions ; dans mon roman, ce sont des solutions ethnologiques, une sorte d’intelligence artificielle qui gère tout. »

Au secours pardon

 

Au départ, Chris Bergeron devait écrire un essai sur la différence et l’authenticité. Après avoir donné quelques conférences sur son parcours, elle a rappelé l’éditrice pour lui annoncer que la commande ne lui convenait plus et qu’elle préférerait lui soumettre un roman autobiographique afin d’écrire en toute liberté.

« J’aimais bien aussi l’idée de faire un roman transgenre. J’ai beaucoup aimé Les villes de papier, de Dominique Fortier, et j’aime bien Philippe Delerm, ce genre de chose où tu as l’impression que le livre t’ancre, te stabilise. En même temps, je lis beaucoup de science-fiction, où là, c’est complètement l’inverse. Je voulais donc servir mes deux passions avec ce livre-là. D’un côté, il y a un thriller avec des robots, de l’autre, un truc très méditatif. »

Le futur qu’elle dépeint de manière si plausible est cependant bien sombre pour les personnes trans et autres membres de la communauté LGBTQIA+. Afin de ne pas être traitée comme une pestiférée depuis l’arrivée en place du nouveau régime, Christelle est redevenue Christian et a effacé toutes les traces de son passé.

J’appuie peut-être un peu fort sur le crayon, mais je crois qu’il y a une dérive véritable vers ce monde très, très individualiste et un petit peu paranoïaque. Dans Valide, je parle beaucoup de la notion de peur ; la peur va devenir quelque chose avec lequel on va vivre de plus en plus. On va avoir peur de tout, et c’est ça qui est terrible. Il va falloir trouver des solutions ; dans mon roman, ce sont des solutions ethnologiques, une sorte d’intelligence artificielle qui gère tout.

 

« Pour les personnes trans, c’est la réalité. Je reçois plein de messages de femmes trans qui me disent qu’elles ont peur de perdre leur job au moment où elles feront leur transition. Nous, les personnes trans, dépendons collectivement d’un système. S’il y a au pouvoir un gouvernement ouvert d’esprit, nous avons le droit d’exister. Mais l’inverse est aussi vrai. Sachant que demain il y aura d’autres crises, j’ai peur que des communautés entières soient oubliées. »

À l’instar de Serena dans La servante écarlate, Christelle a contribué à mettre en place un régime totalitaire contre lequel elle veut maintenant lutter. À travers ce personnage imparfait, Chris Bergeron fait pour ainsi dire son mea culpa envers la communauté trans.

« Jusqu’à mes 40 ans, je me suis cachée. Je me disais que si je jouais le jeu, j’allais pouvoir avancer et avoir un CV assez touffu pour qu’on me respecte malgré ma différence. Les gens comme moi qui se sont cachés pendant longtemps ont participé à renforcer le système. Pendant 40 ans, je n’ai rien fait pour les personnes trans et j’ai peut-être posé des gestes négatifs en véhiculant certains stéréotypes dans mon travail. J’ai une forme de honte par rapport à mon éveil tardif. »

D’où sa volonté de transmettre ce message avec son roman : « Il faut faire attention aux formatages parce qu’on donne beaucoup de pouvoir aux autres, à des gens qu’on n’a pas élus. Refuser le formatage, c’est se demander qu’est-ce qui est moi, qu’est-ce qui est le système, qu’est-ce qui est un réflexe de société, où est mon authenticité dans tout ça ? Donc résistez aux formatages ou, du moins, remettez-les en question. »

 

Valide

Chris Bergeron, XYZ, Montréal, 2021, 271 pages. En librairie le 31 mars.

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