Arsène Lupin, gentleman cambrioleur des palmarès de livre

C’est un tour de passe-passe archiconnu, archiefficace : qu’un film ou une série télé soient faits à partir d’un livre, et celui-ci se vendra beaucoup, beaucoup plus. Même sachant cette bonne ruse, la flambée des ventes des livres d’Arsène Lupin, allumée par la très populaire série Netflix, est spectaculaire. Le plus que centenaire et délicieusement suranné Gentleman cambrioleur (1907), de Maurice Leblanc, réédité entre autres au Livre de poche, a vu fin février 2021 ses ventes être déjà huit fois supérieures à celles de tout l’an précédent. Pour la même édition en jeunesse, on parle, toujours fin février, de dix fois les ventes 2020. Un braquage spectaculaire des palmarès livres.
Ce coup du livre relancé par l’écran, on l’a vu à l’œuvre, ici comme à ailleurs, pour Le matou d’Yves Beauchemin comme pour La servante écarlate de Margaret Atwood, autant que pour La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen, dont les ventes cette année suivent la diffusion arrêtée-relancée-pour-cause-de-pandémie du film. Mais d’Arsène Lupin, peut-être parce qu’il est plus que centenaire, qu’il n’a jamais été tout à fait oublié ou que son parfum est bellement vieux jeu, « on ne s’attendait pas du tout à un engouement de ce niveau-là », admet Cécile Terouanne, directrice des romans et du Livre de poche jeunesse chez le géant français Hachette. « Et Netflix non plus, pour la série, ne s’y attendait pas ; ç’a dépassé toutes leurs attentes. Ils ont été pris de court. Comme nous. »
Pourtant, Hachette connaît la chanson, elle qui travaille depuis des années en rapprochement avec Netflix « pour anticiper quand un livre est adapté, ou pour publier des novélisations ou des spin-off de séries, comme on l’a fait pour Stranger Things [avec Runaway Max] ». Pour rencontrer le Lupin-petit-écran, la maison a reproduit un livre jumeau à celui qui est dans les mains des personnages télé : grand format, couverture marron, encre dorée. « Ce livre-là, indique Mme Terouanne, on en a fait un premier tirage en janvier de 10 000 exemplaires », prêt pour le début de la diffusion de la série. « Il a été immédiatement vendu. On a été en rupture de stock quasiment jusqu’à mi-février, parce que les commandes nous arrivaient par milliers, de partout — Belgique, Suisse et Québec aussi. Au 17 mars [date de l’entrevue], nous avons imprimé plus de 165 000 exemplaires. C’est colossal. » Au Québec, le palmarès Gaspard permet de recenser des ventes de quelque 12 300 livres de Lupin, en différents titres et différentes éditions, depuis le début de 2021. Du gros best-seller.
L’ADN de Lupin
« Je savais, en voyant la série, que les ventes des Lupin allaient exploser », rapporte le prof de littérature Maxime Prévost, « à la manière dont les livres y sont présentés, dont la lecture et la littérature y sont médiatisées. La littérature, là, devient vivante », à travers l’écran, rapporte celui qui enseigne à l’Université d’Ottawa le roman d’aventures, et Lupin. La série Netflix, plutôt qu’une adaptation filmée, propose un univers Lupin, et une interprétation très diffractée des livres — l’époque, les lieux, les personnages sont entièrement réinventés.
Or, au lieu d’éloigner le livre des spectateurs, ce jeu de miroirs le rend encore plus séduisant. « Et c’est un jeu qui correspond complètement à l’ADN de ce personnage », poursuit Mme Terouanne, « qui change d’identité, qui se réfléchit tout en se déformant. Il y a une espèce d’alchimie assez imprévisible où tout s’imbrique finalement, la série et les livres. On n’est pas dans une traduction de la page à l’écran, mais dans une osmose entre les deux où l’un vient enrichir l’autre ».
C’est le propre des œuvres mythiques, rappelle M. Prévost, que de survivre, de porter en elles « quelque chose qui peut être réadapté à différentes époques. Lupin est de celles-là — une œuvre moins chanceuse que les Sherlock Holmes ou Frankenstein, plus régulièrement relancées » sur les écrans. « C’est génial cette idée de lier la diversité raciale et Lupin, même si ce n’est pas dans l’œuvre originale », poursuit celui qui enseigne également mythologie et littérature. « Et oui, on peut faire une lecture de Maurice Leblanc comme d’un auteur chauvin, Français de droite revanchard contre l’Allemagne et la Grande-Bretagne ; ou lire Lupin comme un personnage anarchiste, libertaire, qui retire les trésors à ceux qui ne les méritent pas et devient de plus en plus Robin des bois », choix qu’ont fait les scénaristes.
Libre de droits
« Arsène Lupin fait partie de ce que la littérature populaire a de plus noble, souligne Mme Terouanne. Accessible au plus grand nombre, pertinent plus de 100 ans après sa création ; et qui peut être lu par des enfants de 10 ans qui mettent ainsi le pied à l’étrier de la lecture. » Et qui sont entraînés d’un Lupin à l’autre, les ventes de tous les titres ayant augmenté dans l’élan.
Mais les clés de son succès actuel sont multiples. « La popularité de la série vient de la popularité de Netflix en France, qui vient de l’explosion des abonnements avec le confinement. On était début janvier, où personne n’y voyait clair dans la pandémie, et où tous, on avait besoin de réconfort, d’un spectacle familial, liste la directrice. Omar Sy, c’est la personnalité préférée no 2 des Français, surtout des ados ; et là il porte un personnage déjà hypercélèbre, et déjà dans le patrimoine littéraire français, et dans l’inconscient collectif. La cerise, c’est qu’en achetant le livre, les gens avaient le sentiment de tenir un objet sorti de la série. Car le livre y est un personnage principal — la série met quand même la lecture à l’honneur. Ce livre est un talisman qui va de père en fils. Et Assan/Lupin dit à un moment : “Arsène Lupin, c’est mon héritage. Je suis Lupin.” Et du coup, le spectateur s’identifie à ce personnage, à ce personnage de fiction et à ce personnage-lecteur », et rebelote alors pour l’éditeur, qui n’aurait pu rêver meilleure promotion.
Rebelote pour les éditeurs, en fait, car les textes de Maurice Leblanc sont depuis 2012 du domaine public, et peuvent être utilisés sans permissions demandées ni droits d’auteur redistribués. « C’était déjà chez Hachette, dans la collection Bibliothèque verte dans les années 1990 », mentionne Mme Terouanne, qui souligne que l’Archipel republie aussi Maurice Leblanc, comme quelques autres éditeurs. La facture du livre marron a été cédée « en Espagne, Italie, Pologne, Corée, aux États-Unis. Je suis en contact avec la Hongrie », où des éditeurs ressortent des traductions vieilles de 30 ans et font ressurgir Arsène Lupin, comme le héros lui-même ressurgit, inopinément, parfois quand on ne l’attend plus, dans certaines de ses aventures.
Et pour la deuxième partie de la série, qu’on pourra voir cet été ? « On prévoit un engouement similaire. Et là, surtout, on sera prêts », rigole Mme Terouanne, avec L’aiguille creuse (1909), couverture marine, encre dorée. « Mon premier tirage, c’est 100 000 exemplaires. Je multiplie par dix, cette fois, le premier tirage qu’on a fait de Gentleman cambrioleur. »
Trop fort, Arsène Lupin?
L’auteur Maurice Leblanc (1864-1941) a inventé Arsène Lupin en 1905, à la demande de son éditeur qui rêvait d’un Sherlock Holmes français. Son très galant, très élégant, très caméléon et trop futé voleur aux belles manières se glissera de manières différentes au fil de 18 romans, entre autres. Mais Arsène Lupin a un gros défaut : il est trop fort, habile à un niveau surréel. « C’est la différence entre les mythes et les classiques », dit Maxime Prévost, prof à l’Université d’Ottawa. « Dracula, Frankenstein ou le fantôme de l’opéra n’ont rien de réaliste. Et les oeuvres naturalistes et réalistes ne deviennent jamais des mythes. » Vrai que Lupin est trop puissant. « C’est la faiblesse des romans. Maurice Leblanc a même du mal à lui trouver un ennemi à sa hauteur. Souvent, les oeuvres mythiques sont portées par un personnage — comme Holmes. Chez Lupin, ce sont plutôt l’histoire et les intrigues qui captivent. » L’auteur, fatigué de son héros, a même cherché à se débarrasser de Lupin, le faisant disparaître un peu ou beaucoup dans Le triangle d’or (1918), ou L’île aux 30 cercueils (1919), qui flirte avec le fantastique, encore aujourd’hui le Lupin préféré du professeur Prévost. « Lupin arrive à la toute fin, dans un sous-marin, comme un superhéros pour sauver la situation. » Comme un deus ex machina. « C’est super bon, ce livre, jusqu’à l’arrivée de Lupin… » dit le spécialiste en rigolant.