Paul Serge Forest remporte le Prix Robert-Cliche avec un roman indescriptible

Comme plusieurs travailleurs du réseau de la santé, Paul Serge Forest a vu son quotidien complètement bouleversé en mars dernier, lorsque les premiers cas de COVID-19 ont forcé le confinement du Québec en entier. Dans la tourmente, il a dû quitter son poste de médecin de famille pour offrir des soins à l’hôtel Place Dupuis, à Montréal, converti en hôpital de fortune, afin de délester les résidences pour aînés.
« Je n’ai jamais autant travaillé. C’était angoissant et éreintant. » C’est dans cette ambiance survoltée et anxiogène que le jeune médecin a appris que son roman, Tout est ori, avait récolté les faveurs du jury du prix Robert-Cliche, qui récompense chaque année une première œuvre écrite par un auteur prometteur. « Ça m’a fait vivre une expérience paradoxale et incroyable. La première vague s’est atténuée, et j’ai eu un répit de neuf mois pour retravailler le texte avec mon éditrice. Cet exercice m’a permis d’élargir mes perspectives et mon univers, et de briser la solitude de l’écriture. »
Le jury — composé d’Olivier Boisvert, de la librairie Gallimard ; d’Annabelle Moreau, rédactrice en chef de la revue Lettres québécoises ; et de l’écrivain Stanley Péan — a été séduit par la « proposition romanesque puissante et surprenante et la finesse de l’humour » de Paul Serge Forest.
Les réseaux sociaux existent sans la tolérance, un ingrédient pourtant essentiel à la vie en société
Tout est ori transporte le lecteur dans l’univers des pêcheurs de la Côte-Nord. Grâce à son énorme usine, la famille Lelarge contrôle le marché des fruits de mer de la région quand survient, sur la plage de Baie-Trinité, un mystérieux et élégant visiteur envoyé par un conglomérat japonais pour tenir à l’œil les contrats d’exportation.
Pour Laurie Lelarge, cadette de la famille, Mori Ishikawa exerce un attrait confus, mais irrépressible. Elle ignore que le Japonais se livre à des expériences destinées à changer le cours de l’histoire. Dans le sous-sol de la maison qu’il occupe, il met la conscience humaine en flacons et la donne en pâture à des mollusques dans l’objectif de créer une couleur jusqu’alors inédite : l’« ori ». Mais pour commercialiser son invention, il devra d’abord reprendre le contrôle de l’entreprise familiale.
Un beau défi
Cette prémisse pour le moins originale a de quoi réduire en poussière tout préjugé qu’on pourrait avoir sur l’imaginaire rangé et propret d’un médecin. À cette mention, le principal intéressé éclate de rire. « C’était un beau défi d’écrire une hypothèse pour le moins étrange, et de trouver des moyens de la planter dans un espace réaliste afin que le lecteur y croie. »
L’auteur souhaitait donc susciter une expérience de lecture décalée et différente, directement inspirée de la théorie de la vertu issue de la Grèce antique. « Les philosophes grecs voient la vertu comme l’excellence propre. Je me suis demandé ce qu’était la vertu de la littérature, ce qu’elle fait de mieux. Pour moi, il s’agit de sa capacité à faire naître dans la conscience humaine des choses qui sont difficiles ou impossibles à montrer, comme une nouvelle couleur. La littérature peut précéder les sens. »
Une potion magique
Les personnages et les détours narratifs se sont par la suite peu à peu imposés comme les morceaux manquants d’un casse-tête, portés par un flux de souvenirs et de références culturelles hétéroclites. On trouve donc, dans ce roman, un soupçon de François Pérusse, une poignée des Simpson et des effluves de fleuve et d’oursins — un univers ludique et absurde, à mi-chemin entre les frères Coen, John Irving et les jeux vidéo japonais des années 1990.
Paul Serge Forest, qui a grandi sur la Côte-Nord, s’est également laissé inspirer par les anecdotes de son enfance. « Quand j’étais petit et qu’on roulait à Baie-Trinité en voiture, ma mère me pointait toujours une usine de fruits de mer qui exportait tout ce que les Québécois ne consommaient pas au Japon. Déjà à l’époque, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’ils avaient, les Japonais, à payer le gros prix pour des bibittes qu’on ne mangerait même pas ici. Il y avait là un grand potentiel narratif pour déployer mes idées étranges. »
Au-delà de la verve et de l’excentricité, l’écrivain ne néglige pas de semer quelques pistes de réflexion intéressantes, notamment sur les conséquences éthiques que peut avoir le déploiement d’une nouvelle technologie. « C’est une question qui me préoccupe beaucoup. Je pense, par exemple, aux technologies qui nous mettent en communication, et qui émergent à la vitesse de la lumière. Comme l’“ori”, elles ont gagné la planète avant qu’on se questionne sur ce qu’elles pouvaient altérer dans les rapports humains. Les réseaux sociaux existent sans la tolérance, un ingrédient pourtant essentiel à la vie en société. »
Paul Serge Forest se retrouve dans la littérature comme un poisson dans l’eau. Pas étonnant qu’il fasse son entrée par la grande porte.
« J’ai tellement eu de plaisir à écrire ce roman. Je suis médecin, père de famille, j’ai une vie tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Lorsque je rentre du travail, à 19 h, je m’assois devant mon ordi et je replonge dans mes univers. C’est l’endroit où je me sens le mieux. Là, et sur le bord du fleuve. »