Les tensions au sein de l'État québécois face à la crise révélées dans un livre

Selon l'essai, l'équipe de François Legault a pris des décisions déterminantes pour l’évolution de la COVID-19 en territoire québécois sur la base d’informations erronées.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Selon l'essai, l'équipe de François Legault a pris des décisions déterminantes pour l’évolution de la COVID-19 en territoire québécois sur la base d’informations erronées.

Stocks d’équipements de protection individuelle (EPI), capacités hospitalières, situation dans les CHSLD : l’équipe de François Legault a pris des décisions déterminantes pour l’évolution de la COVID-19 en territoire québécois sur la base d’informations erronées, constate-t-on à la lecture d’un essai politico-sanitaire signé par Alec Castonguay.

En janvier 2020, la ministre de la Santé, Danielle McCann, a reçu du bureau du sous-ministre l’« État de la situation – Nouveau coronavirus à Wuhan en Chine ». « Le réseau de la santé dans son ensemble possède des réserves d’EPI suffisantes pour répondre aux besoins usuels des deux prochaines années », est-il écrit dans le document.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) était loin du compte. « On avait peut-être, en moyenne, pour quatre à six mois d’utilisation en temps normal », avouera plus de six mois plus tard l’ex-sous-ministre Yvan Gendron à l’auteur du livre Le printemps le plus long : au cœur des batailles politiques contre la COVID-19.

En avril, le réseau de la santé recourrait quotidiennement à autant d’EPI qu’en 14 jours. Le petit surplus des établissements de santé fondait à vue d’œil, ce qui a poussé l’État québécois à faire des contorsions pour mettre la main sur les équipements nécessaires.

Deux fois moins de lits

 

Quelque 7000 lits ont été libérés dans le réseau de la santé afin d’accueillir un afflux de personnes déclarées positives à la COVID-19, répétait François Legault d’un ton rassurant tout au long du printemps 2020. Dans les faits, il y avait deux fois moins de lits prêts à recevoir des patients mal en point, a appris Alec Castonguay de la bouche de la sous-ministre adjointe au ministère de la Santé, Lucie Opatrny. « On a donné la directive de créer trois zones dans les hôpitaux : chaude, tiède et froide. Pour faire cette gymnastique, il y a une perte importante de capacité de lits. […] On en avait peut-être 3000 », a-t-elle indiqué au chef du bureau politique au magazine L’Actualité. Répartis à travers le territoire québécois, ceux-ci ont finalement suffi à la demande, non sans quelques transferts de patients de Montréal vers Trois-Rivières.

Le traumatisme du CHSLD Herron

 

Pendant des semaines, la priorité du gouvernement était d’éviter un débordement des urgences et des unités de soins intensifs comme en Italie. C’est qu’il ignorait l’étendue des dommages causés par la COVID-19 dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD).

D’ailleurs, au printemps, la garde rapprochée du premier ministre recevait des états de la situation — décès, effectifs, etc. — erronés de la part du ministère de la Santé. Un exemple : le 10 avril 2020, le MSSS dénombrait 200 personnes décédées des suites de la COVID-19 dans les CHSLD, alors qu’il y en avait déjà 390. « À bien des endroits, on l’a su trop tard », a regretté le directeur de cabinet du premier ministre, Martin Koskinen, dans un entretien avec Alec Castonguay.

La cellule de crise a pris toute la mesure du drame survenu au CHSLD privé Herron, à Dorval, où une trentaine de résidents périront et des employés déserteront leur poste, en lisant l’article du Montreal Gazette. « Martin m’a réveillé de bonne heure [le 11 avril] pour me dire que je devais être du point de presse finalement, a raconté François Legault. J’ai dit quelque chose comme “Martin, es-tu sérieux ? J’ai mal à la tête.” » La veille, le chef du gouvernement avait « pris deux ou trois verres de vin » dans son appartement de fonction de l’édifice Price. « En colère », M. Legault ne s’explique alors pas « comment ça se fait que le CIUSSS ne nous a pas mis au courant ». « Mais j’ai finalement compris que des gens au ministère de la Santé le savaient, mais ça ne s’est pas rendu à la réunion de la cellule de crise », a-t-il relaté à Alec Castonguay.

La mise au jour des conditions dans lesquelles les résidents du CHSLD privé Herron se trouvaient début avril « a été le pire moment de [sa] carrière », a confié l’ancienne ministre de la Santé, Danielle McCann.

Après Herron, l’équipe de François Legault n’a plus accepté les « Ça va aller » du ministère de la Santé.

Pires appréhensions

 

S’il n’en avait tenu qu’à lui, François Legault aurait congédié 8 des 16 p.-d.g. des CISSS et des CIUSSS de la grande région métropolitaine. « J’en mettrais la moitié dehors ! » avait-il lancé aux membres de son équipe, selon les propos rapportés dans l’essai d’Alec Castonguay.

Une rencontre au Palais des congrès de Montréal avait, la veille, confirmé ses pires appréhensions : « certains [des gestionnaires] ne savaient pas de quoi ils parlaient ». « J’ai demandé à un p.-d.g. combien il y avait de gens infectés dans son personnel de CHSLD. J’avais la réponse sous les yeux. Il m’a donné un chiffre sept fois supérieur à la réalité. Je me suis dit “Ben voyons” ! » a relaté M. Legault à Alec Castonguay.

Des tensions avec l’INSPQ

La pénurie de personnel avait rapidement aggravé la crise dans le réseau, forçant un « va-et-vient » de personnel entre les établissements et, avec lui, de la COVID-19. La recommandation de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) d’exiger des travailleurs de la santé atteints par la COVID-19 deux tests négatifs consécutifs avant de les laisser reprendre le travail après leur isolement a compliqué encore plus les choses.

La sous-ministre adjointe Lucie Opatrny et d’autres acteurs du réseau ne se sont pas gênés pour demander à l’INSPQ de prendre exemple sur la « Colombie-Britannique [ou] New York, où 14 jours suffisaient avant un retour au travail ». L’INSPQ est demeuré inébranlable jusqu’au 13 mai.

La Santé publique « n’aurait pas dû exiger » les deux tests négatifs consécutifs, a reconnu le Dr Horacio Arruda « en rétrospective ».

La pénurie de personnel avait poussé François Legault à demander l’aide de 10 000 membres des forces armées. Son homologue fédéral, Justin Trudeau, en dépêchera 1300. « Il a fallu se démerder », a relaté simplement M. Legault.

La rareté des effectifs avait aussi convaincu le premier ministre du Québec de faire appel au « sens du devoir » des médecins spécialistes en les invitant à prêter main-forte aux préposées aux bénéficiaires dans les CHSLD. Entre 350 et 600 se porteront volontaires, bien en deçà des 2000 sollicités.

La présidente de la Fédération des médecins spécialistes, Diane Francœur, faisait partie du lot. On lui a proposé de servir au CHSLD Sainte-Dorothée, à Laval, frappé de plein fouet par la COVID-19, ce qu’elle a refusé.

La gynécologue-obstétricienne préférait rester « avec [sa] gang » et donner un coup de main à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, qui a des liens étroits avec le CHU Sainte-Justine, où elle travaille.

A posteriori, François Legault se rend compte que demander à un médecin d’aller nourrir ou laver un résident « n’est pas facile ». « Diane Francoeur m’a même dit : “Coudonc, voulez-vous qu’on aille laver les planchers ?” J’ai dit : “pourquoi pas ?” Elle n’a pas aimé ça. Je n’en dirai pas plus », a-t-il affirmé à Alec Castonguay.

En revanche, l’ex-ministre Gaétan Barrette a, lui, offert d’aller servir en zone rouge dans n’importe quel CHSLD. « Il n’a pas froid aux yeux ! Mais avec sa condition [de surplus de poids], c’était trop dangereux. On l’a envoyé dans une zone froide d’un CHSLD de la Rive-Sud [à] Montréal », a mentionné le directeur de cabinet de Danielle McCann, puis de Christian Dubé, Jonathan Valois.

Le Printemps le plus long. Au cœur des batailles politiques contre la COVID-19

Alec Castonguay, Québec Amérique, Montréal, 2021, 392 pages



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