Kaie Kellough, balayer les prénoms

Le 23 novembre 2006, le gouvernement du Québec adoptait le projet de loi visant à faire de février le Mois de l’histoire des Noirs, à l’instar de plusieurs autres pays à travers le monde. L’objectif ? Permettre à la population de découvrir la richesse et la communauté de la diaspora, mais surtout de prendre en compte l’apport des différentes communautés à l’histoire du Québec, de les réintégrer à une mémoire collective de laquelle ils ont trop souvent été éclipsés.

Pour de nombreux Québécois issus de la diversité, se rendre compte que leur histoire, leur valeur, leur contribution n’existent qu’en périphérie de la société peut s’avérer une expérience bouleversante. Dans son nouveau recueil Petits marronnages, l’écrivain montréalais Kaie Kellough met en lumière ce puissant sentiment de décalage, à travers une dizaine de nouvelles prenant place à différentes époques sur les territoires canadien et caribéen.
« Chacun d’entre nous est le personnage central de son existence, explique l’auteur au bout du fil. Mais lorsqu’on fait partie de la minorité, vient un moment où notre conception de notre propre importance est chamboulée par cette idée que notre vie et notre identité ne sont pas considérées comme essentielles dans la grande histoire de notre société. C’est extrêmement difficile à contempler. À travers mes nouvelles, j’ai voulu créer un pont entre ces deux expériences contradictoires. »
Subjective réalité
Dans une improvisation débridée sur les thèmes du déracinement, du choc des cultures et de l’héritage, Kaie Kellough s’engouffre dans les interstices de l’histoire officielle pour tirer de l’oubli des figures marquantes des diasporas caribéenne et africaine. Sous sa plume foisonnante reprennent vie des personnages aussi divers que Marie-Josèphe Angélique, cette esclave qui avait mis le feu à la demeure de sa maîtresse, incendiant au passage une partie de Montréal et forçant une revitalisation complète de la ville, ou encore Hamadou Diop, cet espion qui a pourchassé Hubert Aquin avant de se terrer dans le tunnel de la station Peel.
J’ai 45 ans. L’histoire et les grands événements qui ont forgé le monde dans lequel j’ai grandi ne sont pas les mêmes que ceux des enfants d’aujourd’hui. Le temps n’arrête jamais sa course, créant toujours une distance entre nous et nos propres vies. Avec l’âge, on comprend que notre passé n’est plus pertinent, comme si une partie de nous évoluait en périphérie du présent.
Réalité ou fiction ? L’écrivain ne cesse de brouiller les pistes, jonglant avec différentes formes d’écriture, de la nouvelle au récit historique, en passant par le papier universitaire, le discours politique et l’article journalistique.
« Ce qu’on lit dans les médias nous présente une réalité différente de ce qu’on lit dans un roman, dans un journal universitaire ou sur les réseaux sociaux. Plutôt que de présenter une vision définitive de la réalité, j’ai voulu utiliser la nouvelle comme un terrain où ces différents types d’écriture pouvaient dialoguer, et montrer que la réalité peut subir une multitude de transformations en fonction de celui qui la raconte »,poursuit l’artiste, soulignant au passage le travail exceptionnel et la souplesse de la traductrice, Madeleine Stratford.
Interroger sa lecture
Kaie Kellough interroge donc le passé pour mieux informer le présent, triturant et décortiquant les fictions qui entourent notre perception des conflits, de la culture, de la société et de ses protagonistes. À chaque détour, l’écrivain instille le doute dans l’esprit du lecteur, le forçant à se questionner sur ses connaissances, ses préjugés, sa compréhension du récit — et les mécanismes qui conditionnent celle-ci.
La dissonance causée par ce dialogue entre différentes époques évoque avec force ce sentiment de déracinement, de non-appartenance que ressentent plusieurs de ceux qui sont astreints à l’exil, contraints de se définir dans l’abstraction qui existe entre deux cultures, deux sociétés.
« J’ai 45 ans. L’histoire et les grands événements qui ont forgé le monde dans lequel j’ai grandi ne sont pas les mêmes que ceux des enfants d’aujourd’hui. Le temps n’arrête jamais sa course, créant toujours une distance entre nous et nos propres vies. Avec l’âge, on comprend que notre passé n’est plus pertinent, comme si une partie de nous évoluait en périphérie du présent. C’est un sentiment similaire à celui qu’on ressent lorsqu’on atterrit dans un nouveau pays. Chaque être humain partage cette expérience. »
En avant la musique !
Le temps et le langage ne sont pas les seuls outils avec lesquels s’amuse Kaie Kellough. Car alors que les époques, les lieux et les personnages varient d’une nouvelle à l’autre, un noyau demeure : la musique, comme une clé qui constituerait le fondement de chaque morceau.
L’artiste s’est grandement inspiré de son travail avec le compositeur et saxophoniste Jason Sharp, avec qui il crée depuis plus de 10 ans des structures médicales pour accompagner ses performances de slam et de poésie urbaine.
« J’ai été très influencé par ce processus. Je voulais que chaque nouvelle se déploie comme un morceau de musique, donne une impression d’improvisation, de spontanéité. Ce n’est pas la forme, la direction que prend le récit qui importe, mais plutôt la manière dont il se construit. »
Ultimement, Petits marronnages nous rappelle que l’idée selon laquelle l’histoire se bâtit à partir des individus n’est qu’une simplification destinée à alimenter le marché, où les héros des uns sont la racaille des autres. « Oubliez les personnages principaux, écrit l’auteur en conclusion de son recueil. Les voix narratives n’existent pas. Personne n’est quelqu’un ici. Une histoire est une force de la nature qui, comme un ouragan, balaie tous les prénoms. »