Dernier tour pour les Éditions de l’Écrou

Lorsque vous lui demandez de décrire la ligne éditoriale de sa maison, le poète Jean-Sébastien Larouche a l’habitude de pointer son cœur. Aux antipodes d’un milieu littéraire où tant d’éditeurs défendent les livres qu’ils publient avec l’enjôleuse conviction du vendeur de chars usagés, ou avec un décevant détachement, les cofondateurs des Éditions de l’Écrou — Larouche et son camarade Carl Bessette — chantaient les louanges de chacune de leurs nouveautés avec la contagieuse ferveur de l’adolescent qui vient tout juste de découvrir le groupe punk qui va lui sauver la vie.
« Les Éditions de l’Écrou manquent cruellement de souffle afin de poursuivre leurs activités et doivent assumer cette fatalité », lisait-on lundi, peu après 13 h, sur les pages Facebook et Instagram de la maison, qui tire donc sa révérence après un peu moins de douze ans. Plus que deux livres à paraître et c’est la fin. L’Écrou, qui avait choisi de ne pas solliciter de subventions et qui tenait à vendre ses recueils à petits prix, se sera maintenu à flot grâce à beaucoup d’huile de bras et un système D que l’on devine aiguisé.
Préférant ne pas faire davantage de commentaires, Carl Bessette s’est contenté de dire par courriel qu’il « souhaite juste que quelque chose de beau sorte de tout ça. Ça va faire du bien au milieu, cette infusion de poètes de feu qu’ils vont recevoir. » Les noms de Maude Veilleux, Daphné B., Marie Darsigny, Baron Marc-André Lévesque, Frédéric Dumont et Emmanuelle Riendeau figurent tous au catalogue d’une quarantaine de titres de la maison.
« Dans le milieu, quand j’ai commencé à participer à des micros ouverts à 19 ans, on disait : “C’est ben le fun ce que tu fais, mais c’est pas de la poésie.” Parce que je parlais ben simplement, sans grand symbolisme, c’était pas de la poésie ! Et moi, pendant ce temps-là, j’avais l’impression que tout ce que je lisais au Québec, c’était le même poème tout le temps. Je voulais fucker la patente », racontait Jean-Sébastien Larouche au Devoir en novembre 2018, au sujet des ambitions qui l’habitaient lors de la création de l’Écrou, qui deviendra vite le refuge d’auteurs issus de la marge socio-économique et/ou artistique. Des auteurs trop souvent, et injustement, réduits à l’étiquette “trash”.
Pas ennuyante
Fondées le 11 août 2009 lors d’une rencontre informelle à laquelle Carl Bessette avait convié Jean-Sébastien Larouche dans un parc, les Éditions de l’Écrou naissent du respect mutuel que nourrissaient l’un pour l’autre ces deux décoiffantes figures du circuit des micros ouverts. La maison répand rapidement la bonne nouvelle d’une poésie proverbialement différente de celle que l’on enseigne à l’école, s’autorisant tout, et ne craignant rien de plus que d’être ennuyante.

Ses recueils aux couvertures voyantes et colorées recèleront des textes faisant la part belle à l’oralité, à l’humour, à la colère et à l’émotion franche, portés par des voix jeunes, iconoclastes et indociles, que la maison promeut grâce à des stratégies empruntées à la culture pop (des vidéos, des lancements happenings, des macarons). L’emploi du mot “fans”, plutôt que” lecteurs”, au tout début de sa lettre d’adieu, en dit long sur la fidélité qui la liait à ceux et celles pour qui le sceau d’approbation de l’Écrou était un sceau de qualité.
Pour Jean-Christophe Réhel, dont deux œuvres comptent parmi le catalogue de l’Écrou, la maison aura donné « l’envie à des milliers de personnes de lire et d’écrire de la poésie ». « En tant qu’auteur, je dois tout à Jean-Sébastien et à Carl. Mais c’est en tant que lecteur que je suis le plus triste : la fin de l’Écrou, c’est plein de voix qui ne verront peut-être jamais le jour », se désolait au téléphone le poète en résidence du Devoir, pour qui l’Écrou avait su aménager un espace pour tous ceux et celles qui ne se sentaient pas les bienvenues ailleurs. Réhel est lui-même arrivé à la poésie au début de la vingtaine, en tombant sur les premiers recueils de la maison signés Virginie Beauregard D., Shawn Cotton, Daniel Leblanc-Poirier ou Rose Eliceiry.
« Sérieux, je ne sais même pas si je savais vraiment ce que ça voulait dire, faire un recueil, quand les gars m’ont approché », confie pour sa part Marjolaine Beauchamp, repérée à la fin de la décennie 2000 sur la scène slam de l’Outaouais. « Ils ont reconnu cette force sauvage en moi et ils ne l’ont pas matée. Les gars savaient dégoter des personnages qui sortaient la poésie de tout son décorum morne. Ils avaient compris que peu importe c’est quoi ta porte d’entrée sur la poésie, l’important, c’est que la poésie rentre dans ta vie. »