«Esprit de corps»: en avant, les recrues!

Si sa langue, calée sur celle de la vie militaire, en verrouille parfois l’accès, «Esprit de corps» demeure un livre ayant le rare mérite d’avoir peu d’équivalents en littérature d’ici.
Photo: Justine Latour Le Quartanier Si sa langue, calée sur celle de la vie militaire, en verrouille parfois l’accès, «Esprit de corps» demeure un livre ayant le rare mérite d’avoir peu d’équivalents en littérature d’ici.

« Ceux qui croient qu’il existe un militaire type ne connaissent rien à l’armée, encore moins à la réserve. L’armée, avant l’endoctrinement, n’est que le reflet de la société civile, qu’on aurait amputée de presque toutes les femmes. Ceux qui s’enrôlent ne sont pas plus ou moins fuckés que les autres », écrit Jean-François Vaillancourt dans Esprit de corps, son premier roman, qui déconstruit subtilement l’idée qu’on pourrait se faire de celui qui répond à l’appel du fusil, des bottes et du casque, sans jamais sembler animé par l’ambition ostentatoire de déconstruire quoi que ce soit.

Chronique des quatorze semaines d’entraînement d’une bande de recrues se soumettant à leur cours d’ingénieurs de combat à la base militaire de Gagetown au Nouveau-Brunswick, Esprit de corps ressemble en fait davantage — à première vue, du moins — au simple portrait d’un groupe de jeunes hommes (et de quelques jeunes femmes), réunis par les circonstances (certes inusitées) dans un lieu donné, qu’à une méditation sur la violence et la guerre.

À l’aide de descriptions d’une précision limite aliénante, l’auteur, lui-même ancien militaire de l’armée de réserve (on le surnommait « Vaillancourt poète » pour le distinguer des deux autres Vaillancourt de son régiment), fait le choix de montrer, plus qu’il ne commente, dans une perspective documentaire, ayant l’intelligence de laisser le comique des situations qu’il dépeint faire lui-même son œuvre.

Le premier chapitre culmine ainsi dans une scène d’une irrésistible et croissante hilarité durant laquelle nos recrues massacreront à dessein l’hymne national canadien. La scène du port de drapeau pendant une ruck march (une marche de cinq kilomètres avec un rucksack, un sac à dos de campagne) se déploie également de façon burlesque, mais avec une note de tragique invitant doucement le lecteur à faire le constat de l’absurdité des épreuves auxquelles ces presque enfants sont contraints. Une absurdité sous laquelle s’en cache peut-être une autre : celle d’une certaine conception de ce que devenir un homme signifie.

Il faudra patienter jusqu’à la page 163 pour tomber sur un passage dans lequel Vaillancourt condamne de manière un peu plus explicite l’effort de séduction par lequel les Forces armées canadiennes en appellent au goût pour l’aventure et au désœuvrement d’adolescents aisément hameçonnables, en érigeant des stands dans les écoles secondaires du pays. Cette (salutaire) retenue à laquelle il s’astreint contribue paradoxalement à la crédibilité et à la force de sa brève charge, rare aparté critique rompant avec l’hyperréalisme. Son regard sur la façon dont se performe (c’est le cas de le dire) l’identité masculine répond au même sens de la nuance et refuse de gommer ce qui pourrait apparaître grossier chez ses personnages, bien qu’en les traitant en général avec beaucoup de tendresse.

Si sa langue, calée sur celle, jargonneuse et opaque, de la vie militaire, en verrouille parfois l’accès, Esprit de corps demeure un livre ayant le rare mérite d’avoir peu d’équivalents en littérature québécoise, où les romans sont trop souvent aussi indissociables que des soldats en uniformes dans une parade.

Esprit de corps

★★★

Jean-François Vaillancourt, Le Quartanier, Montréal, 2020, 312 pages

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