Priorité aux livres québécois

Un frisson d’inquiétude a parcouru l’édition québécoise lors du dévoilement des dernières restrictions à des fins sanitaires. À la question « Est-ce que les impressions de livres peuvent se poursuivre ? », le ministère de la Santé a répondu en répétant les consignes pour le secteur manufacturier et primaire, demandant une « réduction des activités au minimum pour assurer la réalisation des engagements actuels et permettre la relance après le confinement ». Une directive qui laisse place à l’interprétation. Qu’en faire ? Et comment cela affectera-t-il toute la chaîne du livre ?
« Ce n’est vraiment pas super clair », reconnaît le président et chef de la direction de Marquis Imprimeur, Serge Loubier. Ses imprimeries et celle de Gauvin, beaucoup plus petite, assurent l’essentiel de l’impression de livres au Québec. « On a reçu ici des instructions un peu plus précises », poursuit M. Loubier. « Il faut “idéalement prioriser l’éducation” et “idéalement” faire le travail minimal pour le reste. Maintenant, ce que ça veut dire… »
Chez Marquis, dans le secteur de la reliure, tel qu’on qualifie l’impression de livres, la charge de travail a été réduite de 40 %. Une baisse nécessaire pour assurer la sécurité des employés face à la COVID-19. « C’est un peu compliqué, c’est le secteur où on a le plus de gens, avec 200 employés, et c’est là qu’ils travaillent le plus près les uns des autres », explique M. Loubier. Bien que 50 % à 65 % du chiffre d’affaires de la reliure chez Marquis vient de l’extérieur du Québec, soit d’éditeurs canadiens-anglais et américains, l’imprimeur a plutôt décidé de servir en priorité les éditeurs québécois, et de respecter les engagements pris avec ces derniers.
Sortir un livre maintenant, c’est un sale coup à faire à un auteur
Chez Gauvin, on conçoit « le livre comme service essentiel d’éducation et de transmission du savoir en temps de pandémie », comme l’imprimerie l’a spécifié dans un communiqué transmis à ses clients. Au téléphone, le directeur général, André Gauvin, estime « crucial de maintenir les engagements avec les éditeurs. On a plusieurs titres éducationnels dont les livraisons sont prévues maintenant ou la semaine prochaine. Et de grosses sorties prochaines en littérature, qui demandent de quatre à cinq semaines de production. Si on veut être prêts pour la relance en février, on ne peut pas arrêter maintenant ».
Aux imprimeries Marquis également, on souligne que « ce n’est pas vrai qu’on peut ramasser d’un coup tout le travail accumulé pendant un mois si on arrête tout ». Et pour son concurrent, « imprimer un livre de Fanny Britt, par exemple, j’estime que c’est essentiel à la culture québécoise », illustre M. Gauvin. « Surtout dans le contexte actuel. On a besoin de ça. »
L’approvisionnement en papier, que Gauvin préfère faire au Québec et au Canada, doit être pensé un peu plus longtemps en amont. Le carton est plus dur à trouver, et les commandes doivent être faites des mois à l’avance. Chez Marquis, aucune inquiétude de ce côté. Les deux imprimeurs notent une augmentation de la demande en impression de livres locaux, un constat que confirment les ventes de livres québécois, en hausse marquée en 2020. Pour André Gauvin, cette hausse serait exceptionnelle même dans un contexte sans pandémie.
Les librairies, fortes de l’expérience de 2020
Ces livres tout frais sortis des presses, encore faut-il qu’ils soient livrés dans les librairies partout au Québec. À l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française, le travail continue. « On a reçu un avis formel indiquant que le gouvernement attend des diffuseurs qu’ils maintiennent les opérations minimales pour fournir les librairies en livres », indique le directeur général, Benoît Prieur.
Prologue a choisi de reporter la sortie de ses nouveautés jusqu’à la fin du confinement. D’autres distributeurs diminuent le nombre d’exemplaires, ou décalent certains titres de quelques semaines. Mais la majorité des activités se poursuivent : les représentants, par exemple, œuvrent par téléphone plutôt qu’en visitant les librairies. « Ce sont les librairies que ce confinement risque de frapper le plus fort ; les ventes de livres risquent de s’en ressentir, comme en avril dernier », avance M. Prieur. « Les grandes surfaces sont fermées, les librairies ne font que des “paquets à emporter” ; ça risque de diminuer les ventes. »
« On est plus rassurés qu’au printemps, affirme la directrice générale de l’Association des libraires du Québec (ALQ), Katherine Fafard. Cette fois, les bibliothèques restent ouvertes et continuent leurs achats, et les lecteurs peuvent cueillir des commandes à la porte des libraires. »
Leslibraires.ca a aussi ajouté sur son site transactionnel la possibilité de prépayer les livres : ne reste aux clients qu’à récupérer, sans contact, leur commande à la librairie indépendante de leur choix. « Mais il ne faudrait pas que ce mois d’arrêt se prolonge, affirme Mme Fafard. Les commandes en ligne, si on se fie au printemps dernier, c’est 25 % seulement du chiffre d'affaires qu'on arrive à maintenir ainsi. On a fini 2020 avec 5,2 % de hausse de chiffre d’affaires sur l’an précédent, donc on a un petit coussin pour passer le confinement, mais vraiment, il ne faut pas que ça s’étire. »
L’ALQ milite actuellement pour les librairies des centres commerciaux, qui ont été les plus touchées lors du premier confinement, car elles n’ont souvent pas de porte donnant sur l’extérieur. « J’essaie d’obtenir qu’on puisse permettre la cueillette dans le corridor. »
« On ne vend pas de la pénicilline »
De côté des éditeurs, les réactions sont variées. Certains préfèrent retarder la sortie de leurs nouveautés, comme l’éditrice du Cheval d’août. Geneviève Thibault ne peut se résoudre « à lancer des petits naissants, des primoromanciers, en temps de confinement. Pour des valeurs sûres, ça va. Mais être en partie privé d’une vraie vie littéraire pour son premier livre, c’est quasiment aussi dur que de manquer son bal de finissants. Les livres qui demandent la prescription des libraires ou l’exploration du lecteur méritent d’attendre au printemps ».
Chez Les malins, maison spécialisée en littérature jeunesse, l’éditeur Marc-André Audet est d’accord avec son distributeur, Prologue, pour retarder les nouveautés. « Sortir un livre maintenant, c’est un sale coup à faire à un auteur. » Le tome 4 de la série Fanny Cloutier, de Stéphanie Lapointe, fort attendu, est reporté en février. « Je saisis mal la pression que mettent certains libraires, pour vendre 200 exemplaires aux bibliothèques qui vont les acheter en février de toute façon, dit l’éditeur. On ne vend pas de la pénicilline : les nouveautés peuvent attendre quatre semaines. »
Autre son de cloche chez Alto et La Peuplade, qui suivent leurs planifications. « Nos livres sont imprimés depuis plusieurs semaines. Ce ne sont pas les conditions idéales, mais nous croyons que les lecteurs et les libraires seront contents de pouvoir découvrir des nouveautés dans les prochaines semaines », précise Simon Philippe Turcot de La Peuplade.
Alto fait « le choix risqué » de lancer Frankissstein, de Jeanette Winterson, le 12 janvier comme prévu, misant aussi sur la soif de nouveauté. « On pourra en dire plus sur les impacts d’un lancement en mode librairies fermées dans quelques semaines », et apprendre ainsi du terrain, indique Tania Massault d’Alto.
Fait notables, tous les intervenants consultés par Le Devoir pour cet article ont souligné, chacun à leur manière, que le secteur du livre était privilégié face au reste de la culture québécoise dans le contexte de la pandémie.
Dans la version originale de ce texte, il était écrit de manière erronée, dans une citation de Katherine Fafard, qu'en librairies, « les commandes en ligne, si on se fie au printemps dernier, c’est 25 % d’achats de moins que lorsque les librairies sont ouvertes ». Les commandes en ligne ont plutôt représenté le maintien de seulement 25% du chiffre d'affaires.