Les livres virtuels québécois entrent dans les écoles

Encore combien de jours d’école à la maison ? Si la situation s’étire, profs et élèves pourront bientôt, et ce sera nouveau, lire ensemble pendant leurs classes virtuelles. Biblius.ca, le projet de déploiement du prêt de livres numériques dans les bibliothèques scolaires du Québec, a mis les bouchées doubles au début de la pandémie pour commencer son déploiement le 18 janvier, huit mois en avance sur son calendrier. Un début accéléré par le contexte, qui oblige à l’expérimentation et aux essais-erreurs sur le terrain. Non sans quelques frictions.
« Un des mandats de Biblius, c’est de rentrer la littérature dans les écoles. Du roman, du documentaire, de la bande dessinée, de la poésie, etc. », explique Jean-François Cusson, directeur général de Bibliopresto, à qui le ministère de l’Éducation a passé commande, en 2018. Le catalogue est à ce jour fort de 1600 livres numériques d’une quarantaine d’éditeurs, essentiellement québécois. « Les besoins pour accéder à des livres à distance ont complètement explosé, ce qui nous a un peu forcé la main. La plateforme qu’on met en place actuellement est loin d’être parfaite, mais c’est une façon d’avancer rapidement. »
Bibliopresto a développé déjà Pretnumerique.ca, une plateforme de prêts numériques utilisée dans environ 90 % des bibliothèques publiques québécoises. Pourquoi ne pas avoir utilisé la même à l’école ? Parce que le système de verrou antipiratage (DRM) qui vient avec elle exige trop de gestion pour le cadre scolaire. De plus, Biblius arrive avec des fonctionnalités pédagogiques : peu pour l’instant — les profs sont liés aux élèves de leurs groupes, peuvent voir qui lit quoi et attribuer des lectures à la classe ou au cas par cas. D’autres s’ajouteront suivant les besoins nommés au fur et à mesure par le milieu scolaire. Mais c’est surtout l’accès à des prêts simultanés, qui permettront au professeur et à ses élèves, de sa classe ou du même centre de services scolaire, d’avoir accès à un même livre en même temps, qui fait la particularité de Biblius.
Le livre analogique, virtuel
C’est cette simultanéité des prêts qui est le nœud entre les besoins des bibliothécaires scolaires et des éditeurs, comme l’ont indiqué plusieurs des intervenants interviewés par Le Devoir. « Historiquement, partout dans le monde, la rémunération de l’éditeur et de l’auteur est rattachée, depuis des siècles, à la copie ou au livre vendu », contextualise le chercheur Stéphane Labbé, spécialiste de l’industrie du livre. Au Québec, même Pretnumerique.ca reste calqué sur le « modèle analogique » du bon vieux livre papier. Chaque livre numérique ne peut être emprunté que par un seul lecteur à la fois. Ce n’est qu’à la remise du document, ou lorsque le prêt est échu, qu’un autre usager peut accéder au document. Une absurdité devant les possibilités des documents numériques. Mais aussi une manière de faire qui permet de respecter tous les maillons de la chaîne du livre québécois, et surtout de contrôler les redevances aux éditeurs et aux auteurs.
« Pour les éditeurs, explique M. Cusson, une utilisation pédagogique où un enseignant va exploiter un livre devant une classe de 30 élèves ne devrait pas avoir la même valeur que celle où un élève seul lit sur sa tablette. » Et la technologie actuelle ne permet pas de savoir si un prof a projeté un album entier sur un tableau numérique intelligent devant sa classe ou si l’ouvrage a été lu sur une tablette par un jeune lecteur.
Les éditeurs cherchent donc un prix de l’accès au livre (la licence) qui permette d’équilibrer ces différents usages possibles. Et de compenser aussi les pertes en droits d’auteur qui peuvent découler de l’accès simultané à un livre. Ainsi, les licences Biblius sont plus dispendieuses que celles vendues aux bibliothèques publiques, tout en offrant moins de prêts par licence (voir encadré).
« Acheter une licence qui permet à 55 personnes de lire le même livre en même temps, c’est pas du tout le même principe que d’acheter 55 licences pour répondre à la même demande. C’est vraiment ça, la différence », explique Véronique Fontaine, directrice générale des Éditions Fonfon et présidente du comité de réflexion de l’ANEL sur Biblius, où siégeaient aussi HMH, Boréal et La courte échelle. « On peut se dire que 40 prêts sur une licence, ç’a l’air plus cheap que le modèle en bibliothèque publique ; mais non, car avec cette licence, on peut être dans 40 écoles différentes en même temps, et je viens de perdre 39 ventes. C’est complètement différent de ce à quoi on est habitués comme éditeurs ; et oui, je crains que ça détruise mon modèle d’affaires. Et que mon auteur ne reçoive pas les droits qu’ils méritent. »
À quel prix ?
Pour Lyne Rajotte, bibliothécaire scolaire, les éditeurs sont beaucoup trop gourmands. Elle le fait savoir dans une lettre ouverte envoyée au Devoir. En entretien, elle se dit outrée de constater que certains livres ont vu leur prix gonfler sur Biblius. Chaque éditeur fixe lui-même ses prix pour cette étape, explique M. Cusson. Certains visent plus bas que le marché, d’autres multiplient jusqu’à 12 (voir encadré).
« Biblius a le potentiel comme technologie, précise Mme Rajotte, mais nous, bibliothécaires, on n’a pas le potentiel financier de le suivre. Pour le milieu que je sers, je vais plutôt acheter les livres des Éditions Québec Amérique aux États-Unis sur OverDrive, où on m’offre un usage illimité de 25 livres durant un an au coût de 29,20 $ par livre. J’ai l’obligation de servir le plus grand nombre possible et d’offrir de la diversité, mais j’ai pas les moyens de le faire au prix Biblius. Et en aucune façon », renchérit Mme Rajotte, « 40 professeurs vont se servir du même livre en même temps dans un même centre de services scolaire ».
J’ai l’obligation de servir le plus grand nombre possible et d’offrir de la diversité, mais j’ai pas les moyens de le faire au prix Biblius.
« Mon premier problème, c’est qu’on facture dix prêts à un enseignant », précise Mme Rajotte, pour qui c’est ne pas reconnaître le travail de recherche nécessaire à un prof pour trouver le bon livre à enseigner. La bibliothécaire s’insurge aussi contre l’expiration des licences acquises à la fin de juin, qu’elle compare à un autodafé et qui nuit à la construction d’une collection. Cette limitation ne vient que le temps de tester le modèle et sera ajustée, assure M. Cusson. « Avec un test sur un an, je n’aurais pas signé cette entente, explique de son côté l’éditrice Véronique Fontaine. Pour six mois, je ne pense pas que ça peut faire très mal à mon catalogue. Je prends ce risque, limité. » Car tous ont le même but : faire pénétrer la littérature québécoise le plus possible dans les écoles.
Qu’est-ce que ça vaut, lire ensemble en même temps?
Avec la licence Biblius, un fichier pourrait être lu jusqu’à 40 fois… « et cela pour un prix bien moindre que 40 livres numériques achetés séparément », explique Tania Massault, des Éditions Alto. « Normalement, si on vend 40 livres numériques à 10,99 $, 50 % du montant revient à l’éditeur (219,80 $) et 25 % de la part de l’éditeur est consacrée aux droits d’auteur (54,95 $). » En multipliant le prix par 12, si on considère que 40 jetons sont l’équivalent de 40 livres, l’éditeur empoche 65,94 $ et l’auteur, 16,49 $. « Voilà l’enjeu : une perte potentielle très importante pour l’auteur, l’éditeur et le reste de la chaîne du livre. »
« La façon dont Biblius peut être vu, c’est comme une option en plus, et non un remplacement, aux achats de livres papier, précise Mme Massault. Biblius permet aux élèves ayant des difficultés de lecture de bénéficier plus facilement d’un format dit “accessible ”. Le format ePub permet de jouer sur le style de la typographie et sur sa taille. [La synthèse vocale est aussi facilement accessible]. Dans une classe de 30 élèves, il y aura peut-être seulement 5 élèves qui vont avoir besoin du livre numérique de Biblius, les autres auront entre les mains le livre papier. »
Comment ça marche?
Par le truchement de Biblius.ca, un livre acheté pour la bibliothèque scolaire arrive avec 40 jetons de prêt. Chaque éditeur fixe son prix — certains, comme La courte échelle, ont même des prix différents pour différents bouquins. Un enseignant écoule 10 jetons pour chacun des prêts qu’il fait, car on considère que son utilisation est pédagogique ; chaque élève ou membre du personnel écoule un jeton par prêt. Toutes les licences expirent le 30 juin 2021, que les jetons aient tous été utilisés ou non. Les licences devront donc être rachetées l’an prochain.
En comparaison, sur Pretnumerique.ca, une licence, très souvent moins chère, permet 55 prêts successifs en bibliothèque publique. La gestion des verrous DRM Adobe implique de passer par une application de lecture et de la gérer (mot de passe, etc.). « En bibliothèques publiques, comme les prêts sont successifs, sur des périodes de prêt de trois semaines, un livre qui marche bien va être consommé grosso modo en trois ans. Alors qu’en milieu scolaire, avec le prêt simultané, si j’achète 10 licences, j’ai 400 élèves qui peuvent utiliser le livre tout de suite. Ce n’est juste pas le même produit », explique Jean-François Cusson.