Les Canadiens errants d’Andrew Forbes

Andrew Forbes nous parle ce matin-là depuis la cabane dans laquelle il se réfugie l’hiver, à une trentaine de minutes de voiture au nord de Peterborough, la ville où il habite avec son épouse, leur fille adolescente et leurs deux fils.
Même pour un journaliste conscient qu’il vaut parfois mieux se retenir de trop chercher dans la vie d’un écrivain la silhouette de ses personnages, difficile de ne pas reconnaître dans la sérénité que dit éprouver notre interlocuteur au cœur dans ce lieu reclus le même rapport au territoire qu’entretiennent les hommes et les femmes peuplant Terres et forêts, son second livre à paraître en traduction française, après son brillant essai intime sur le baseball, De l’utilité de l’ennui : textes de balle (Ta Mère, 2017).
Holland tente de convaincre son amoureuse de fuir leur village menacé d’inondation pour Toronto. Cara songe à reprendre le flambeau de garde-pêche de son défunt père. Claudia, larguée par son chum, trouve la paix d’esprit en déménageant dans une petite communauté et dans la pratique de l’escrime.
Compassion
Un paysage agit comme un « miroir moral », soupçonne Frank MacDougall, seul réel personnage historique du recueil et héros de la nouvelle qui le clôt. Si tel est bel et bien le cas, les Canadiens errants d’Andrew Forbes découvrent souvent dans la nature qui les entoure le courage de se révéler tels qu’ils sont vraiment.

« Je pense que j’essaie de leur offrir la même compassion que j’offrirais à n’importe quel type de personnage », confie en anglais, au bout du fil, celui qui dit s’être beaucoup inspiré des collègues de sa compagne, Christie, qui travaille au ministère des Richesses naturelles et des Forêts de l’Ontario, tout en se gardant heureusement d’en proposer des caricatures.
Autrement dit : même si Terres et forêts est rempli de « paumés et d’écorchés » cousins de ceux de l’album Nebraska de Bruce Springsteen (comme l’écrivait récemment le traducteur William S. Messier sur Instagram), jamais ne nous viendrait à l’esprit d’employer l’adjectif « truculent » ou « pittoresque » pour les décrire. Grâce à une finesse de détails qui le tient à distance du précipice de l’archétype, Andrew Forbes rappelle sans cesse que, malgré l’ordinaire apparent de ces vies, personne n’est exactement ordinaire. Dit encore plus simplement : Andrew Forbes connaît profondément et aime pour vrai ses personnages.
« Ce que j’essaie de montrer, c’est que tout le monde est un peu bizarre, explique-t-il. Dans une grande ville, tu as davantage la liberté d’être ouvertement bizarre, mais ce qui se passe en surface, chez des gens qui vivent à l’extérieur des grands centres et qui ont des airs peut-être un peu plus conservateurs, n’est pas indicateur de leur vraie vie intérieure. J’ai voulu faire tous les efforts pour tenter de comprendre ce qui fait de leur vie des vies singulières. »
Ces vies intérieures sont spécialement tributaires de l’extérieur, pourrait-on ajouter, tant Terres et forêts semble animé par la conviction que les géographies que nous traversons infléchissent aussi les géographies de nos imaginaires.
« Je pense que l’endroit où on vit, forcément, change notre relation au territoire, observe Andrew Forbes. Quand tu vis dans un univers bétonné, c’est peut-être plus facile de croire que tout a été construit pour toi, que ton environnement représente une série de choix faits par l’humain. Alors que, lorsque tu habites des paysages plus naturels, ces paysages te rappellent, peut-être de façon subconsciente, qu’il y a d’autres forces qui dominent nos vies, des forces que l’on ne contrôle pas. Tu as sous les yeux le constant rappel que la nature est capable de prendre des décisions par elle-même. »
Je crois encore à la radio, à ses ondes qui flottent à travers nos vies, prêtes à être capturées. Une façon de communiquer, une façon de transmettre de l’information, un moyen de sentir qu’on fait partie de l’entreprise humaine.
Sans fétichiser ce que l’on pourrait qualifier de vintage, plusieurs des personnages de Terres et forêts ont visiblement en commun une affection proche de la mélancolie pour tout ce qui refuse d’abdiquer sa beauté sous le poids des années : la musique d’Elvis Presley ou d’Emmylou Harris, le comptoir d’un bar brun, l’omniprésence invisible de la radio.
« Je crois encore à la radio, à ses ondes qui flottent à travers nos vies, prêtes à être capturées. Une façon de communiquer, une façon de transmettre de l’information, un moyen de sentir qu’on fait partie de l’entreprise humaine. Des mots et de la musique. Partout où je vais, je suis conscient que je suis en train de traverser des signaux radio, et qu’ils me traversent aussi. Je suis content qu’ils soient là, et qu’ils soient gratuits », dit le narrateur d’une nouvelle intitulée « Les signaux », dont le rêve de bonheur simple se heurte constamment au banal entêtement des astres s’obstinant à ne pas s’aligner.
S’il y a presque quelque chose d’apaisant dans la résignation douce de cet animateur de radio, Russ, qui cherchait au bout d’une route la frontière qui engloutirait enfin son passé, Terres et forêts demeure un livre intranquille, traversé par une angoisse sourde quant au péril climatique.
« Je ne crois pas qu’il s’agisse de nouvelles qui portent sur les changements climatiques à proprement parler, mais ce sont assurément des nouvelles écrites par quelqu’un de très préoccupé par les changements climatiques », précise Andrew Forbes.
Mais que peut vraiment la littérature face à un danger aussi gigantesque ? « Je pense que la littérature, et l’art en général, qui parle d’une manière ou d’une autre des changements climatiques peut servir d’avertissement, dans la mesure où l’humain a de la difficulté à réagir à des idées abstraites. Mais je pense aussi que la littérature peut nous accompagner dans ce deuil précoce [advanced mourning] de tout ce qu’on sait qu’on va perdre. Dans ma vie à moi, j’ai déjà été le témoin de plein de petits changements, ne serait-ce que dans la transformation du calendrier des saisons. »
Andrew Forbes et son épouse aiment passer le plus de temps possible dans la forêt, avec leurs enfants, à patiner sur le lac, à faire de la raquette ou du ski de fond. « On a la conscience profonde qu’il faut saisir l’occasion d’offrir à nos enfants des souvenirs d’hiver pendant que c’est encore possible. »