Déboulonner des mythes, en ériger de nouveaux

L’auteur, journaliste et animateur radio Félix B. Desfossés fait œuvre utile en lançant ces jours-ci le fruit de huit années de travail sous forme d’un « carnet de recherches » intitulé Les racines du hip-hop au Québec. Tome 1, recueil d’entrevues inédites réalisées avec les pionniers, de chroniques et d’articles de fond retraçant la naissance de cette scène musicale restée trop longtemps dans l’ombre de notre industrie. Un livre important, autant pour ce qu’il révèle que pour les questions, encore irrésolues, qu’il soulève.
L’animateur de Région zéro 8, l’émission du retour à la maison del’antenne abitibienne de Radio-Canada, avait quitté sa région pour gagner Montréal la semaine dernière, histoire d’assurer la promotion de son livre et de recueillir, déjà, de nouveaux témoignages en vue du second tome de ce projet : « L’idée de lancer ce livre en sachant qu’il y avait encore beaucoup de choses à raconter, c’était justement en espérant que [des témoins et acteurs de l’époque] se manifestent. »

Au moment où vous lirez cette entrevue, Desfossés en aura réalisé cinq ou six nouvelles, en plus d’avoir pu enfin écouter ce qui pourrait bien constituer le premier véritable enregistrement rap québécois, réalisé par DJ Ray et Mike Williams, deux des plus importants architectes de l’émergence de ce son, au Québec et au Canada : « J’ai reçu ça hier, avant de quitter Rouyn — j’en tremble ! C’est comme si j’entendais l’histoire s’écrire dans mes oreilles… »
Car Félix B. Desfossés, qui a signé une histoire du métal québécois (L’évolution du métal québécois. No Speed Limit, 1964-1989, Éditions du Quartz, 2014), est d’abord un mélomane doublé d’un collectionneur de disques fini. À l’origine de sa démarche, il y avait une quête, celle de dénicher le premier disque de rap québécois : « Je pense qu’on ne réussira jamais à dire quel est le premier disque, ou le premier enregistrement, parce qu’il y a beaucoup de chansons qui tombent dans une zone grise : est-ce vraiment du hip-hop ? Est-ce qu’elle émane vraiment de la communauté hip-hop ? » Il cite en exemple le 45-tours de Wouch Wouch (1980) d’André Montmorency (sous son personnage de Christian Lalancette, le coiffeur gai de la télésérie Chez Denise). « Une espèce de version de Rapper’s Delight » du Sugarhill Gang n’ayant aucun lien avec l’embryonnaire, mais authentique, scène rap québécoise de l’époque.

Voilà le problème de la version officielle de l’histoire du hip-hop d’ici, qui reconnaît Montmorency, Lucien Francœur (Le rap à Billy, 1983), Rock et Belles Oreilles (Ça rend rap, 1985) et autres « Pape du rap » comme des précurseurs du genre, alors qu’ils ont plutôt été opportunistes d’une tendance qui commençait seulement à être médiatisée. « On a une conception erronée des racines du hip-hop au Québec parce qu’on n’en a pas parlé comme il se doit, insiste Desfossés. [Les véritables pionniers], personne ne parlait d’eux, ils n’ont jamais eu de voix. »
Ainsi, on découvre au fil de ces pages l’importance des breakdancers Les Frères Shaka dans la diffusion de la culture hip-hop au Québec. On apprend l’existence des Flight et LDG, Chuck Ice, Prince D et Captain Crunch, premières stars du rap montréalais issues des quartiers de l’ouest de la ville. On mesure toute l’importance du rassembleur animateur Mike Williams qui, avant de passer à Much Music à Toronto, animait l’émission Club 980à CKGM (devenue TSN 690 Montreal), où furent diffusées les premières chansons rap, d’ici et d’ailleurs.
Surtout, on retient le nom des premières rappeuses montréalaises, Blondie B, Wavy Wanda, Baby Blue et Freaky D. Selon Desfossés, la remarquable contribution des femmes « est une des spécificités qui émerge au fil du récit [des origines du rap québécois]. Les témoignages le confirment : il y avait énormément de femmes MC [au début] — un contraste avec aujourd’hui. [Au début des années 1980], les hommes étaient plutôt attirés par le breakdance qui, rappelons-le, était extrêmement populaire au Québec. Les jeunes se reconnaissaient dans les battles de danse, dans les défis et, comme pour les Frères Shaka, ils y trouvaient une manière de s’exprimer et de lâcher leurs frustrations. La danse, c’était festif, énergique, alors que d’écrire des textes pour les rapper, c’était plus cérébral. »
Je pense qu’on ne réussira jamais à dire quel est le premier disque, ou le premier enregistrement, parce qu’il y a beaucoup de chansons qui tombent dans une zone grise : est-ce vraiment du hip-hop ? Est-ce qu’elle émane vraiment de la communauté hip-hop ?
Ce premier tome vise donc à rétablir les faits, avec le respect qui est dû aux véritables pionniers. Desfossés mène ses recherches depuis huit ans, mais c’est le discours identitaire des derniers mois et l’émergence dumouvement Black Lives Matter au Québec qui lui a donné l’urgence de colliger en un carnet de recherches le fruit de ses trouvailles. La posture est délicate, reconnaît-il : un Blanc, originaire d’une région, biberonné au punk plutôt qu’au rap, écrit le premier recueil de témoignages d’acteurs d’une scène musicale urbaine et développée essentiellement par des Noirs. « J’ai un peu le sentiment de l’imposteur, oui. Au sens où je viens moi-même d’une culture [musicale] très précise. Si quelqu’un n’étant pas de la culture punk écrivait un livre sur cette culture, j’espérerais qu’il le fasse avec toute la rigueur et tout le respect que ça commande. »
« J’avais besoin de clarifier ça dans mon livre et de préciser que je suis conscient de mes privilèges, d’autant plus que cette musique est aussi liée à des inégalités dans notre société. Je pense aux Frères Shaka qui ont vécu le racisme et comment la danse est devenue pour eux un exutoire de la colère qu’ils ont en dedans. Moi, je n’ai jamais vécu ça. Je trouvais important de bien expliquer ma démarche ; autrement, j’aurais eu l’impression de faire de l’appropriation culturelle. »
Il l’explique minutieusement dès les premières pages : « Mon but premier était de m’intéresser au hip-hop seulement ; or, avec Black Lives Matter, j’ai compris qu’il était important de mieux parler de cette culture — aujourd’hui en pleine expansion au Québec — parce qu’on n’en a jamais parlé comme il se doit. Un peu comme lorsqu’on fait tomber des monuments : ça sert à considérer la voix et la contribution de ceux qui ont été exclus de la trame narrative historique », d’où l’intention, ajoute-t-il, de faire participer des collaborateurs issus de la communauté hip-hop à la rédaction du second tome de cette histoire.