Saga, ou comment ouvrir une librairie en temps de pandémie

Ouvrir une librairie en pleine pandémie ? Tant qu’à faire, aussi bien que ce soit une librairie spécialisée en science-fiction… et autres littératures de genre. « Tsé, j’ai l’impression que la science-fiction est un genre qui va continuer à bien se vendre », anticipe en rigolant le copropriétaire Mathieu Lauzon-Dicso : « On est un peu entrés dans la sci-fi avec la pandémie… » La nouvelle Librairie Saga Bookstore fait le pari d’une double spécialité : première librairie réellement bilingue à Montréal, et axée sur les littératures de l’imaginaire que sont la science-fiction, la fantasy, le roman sentimental, l’horreur, le polar, etc.
Ancien professeur au collégial en anglais comme en français, Mathieu Lauzon-Dicso, nouveau libraire, est fan de la littérature de genre. « C’est une passion dure à expliquer : c’est une littérature où il n’y a rien d’impossible », analyse-t-il en entrevue téléphonique avec Le Devoir. « Tout peut s’y écrire. C’est une littérature où il n’y a rien d’impossible, et cette idée que tout et possible, qui devient mon motto [ma devise] dans la vie. Il n’y a rien d’impossible : donc, on peut ouvrir une librairie en pleine pandémie ; donc, on peut réunir les fameuses deux solitudes [que sont les univers anglophones et francophones du Canada] et se parler et se lire malgré les différences linguistiques… »
Le projet est né en partenariat avec son conjoint Ilya Razykov, venu de la psychologie, et a germé d’abord en petite librairie pop-up rue Sherbrooke, ouverte pendant trois mois en janvier 2020, qui misait sur les ventes de livres usagés et sur les événements et rencontres, avec lectures d’auteurs et consorts. « On a commencé à bâtir des ponts entre les communautés linguistiques anglophones et francophones de Montréal et du Québec, en promouvant “l’autre” littérature locale auprès de ceux qui ne la connaissent pas. » L’idée était d’enchaîner en ouvrant une grande librairie de 2000 pieds carrés en mars, qui valoriserait la littérature de genre — des littératures fort lues, souvent aussi snobées. Le confinement a tout chamboulé : adieu espace pour les événements ! ; adieu salon de thé ! Adieu local, même ! Saga est devenu un service de ventes en ligne de livres usagés, de la maison des libraires livreurs. « Par chance que je venais d’obtenir mon permis de conduire ; on s’est fait des road trips de livraison dans toute la région métropolitaine. En construisant notre clientèle virtuelle et en rencontrant nos acheteurs, on a pu survivre jusqu’en septembre », poursuit M. Lauzon-Dicso. Jusqu’à ce que la librairie trouve pignon sur rue. Et commence à s’incarner.
Au début de la semaine, Saga faisait donc sa pré-ouverture, dans son tout petit local — 400 pieds carrés, finalement, une librairie de poche… — pour recevoir ses premiers clients. L’aménagement intérieur et la décoration restent à terminer d’ici l’ouverture officielle en décembre, et M. Lauzon-Dicso ne peut pas dire le nombre de livres en stock actuellement tant il a la tête à demi dans les boîtes, à demi dans les commandes. Les livres usagés sont soldés, des nouveautés les remplaceront au fur et à mesure. La situation à Notre-Dame-de-Grâce imposait une librairie bilingue, estime le propriétaire. « Il y a quelque chose de magique dans le quartier, dans les commerces, dans la rue, on entend les langues se mélanger. »
Il est même étonnant, selon le président de l’Association des librairies québécoises Éric Simard, que ce ne soit que maintenant que Montréal voit naître sa première librairie bilingue, tant la navigation entre l’anglais et le français est de plus en plus naturelle pour de nombreux lecteurs (voir encadré). « En édition et en littérature au Québec, j’ai senti qu’il y avait du travail à faire pour faire reconnaître ces littératures », explique M. Lauzon-Dicso, « et pour en stimuler la visibilité, la diffusion, la promotion. Je me suis impliqué dans plusieurs projets, » dont le Prix Horizons imaginaires, « et la librairie en est un peu la continuité ». À suivre, donc
Six coups de coeur de la librairie Saga
Le Devoir a demandé aux nouveaux libraires chez Saga six suggestions de livres sous-valorisés en littérature de genre. On y trouve du fantastique, du réalisme magique, de l’étrange, de l’horreur, de la science-fiction, de la fantasy, en français comme en anglais.
Ilya Razykov propose Hollow Heart de Viola Di Grado (Europa Editions), Le nord retrouvé de François Lévesque (Tête première), Fever Dreams de Samantha Schweblin (Riverhead Books).
De son côté, Mathieu Lauzon-Dicso vante Nés comme ça de Dave Côté (Six Brumes), Un long voyage de Claire Duvivier (Aux forges de Vulcain), Brown Girl in the Ring de Nalo Hopkinson (Grand Central Publishing).