Christiane Taubira ne cesse de chercher la lueur

«Moi, j’ai fait le choix de l’optimisme »,lance depuis Paris Christiane Taubira, à la moitié d’un entretien téléphonique d’une heure, durant lequel la très loquace femme politique de gauche répond avec la lumineuse faconde qu’on lui connaît. « Mais c’est un optimisme de la combativité. Ce n’est pas un optimisme de l’observation ni de l’espoir. Ma vie militante me conduit à considérer qu’il faut constamment chercher la lueur, l’emprise, la petite tige à attraper, le crochet auquel se suspendre. Je m’obstine à faire ça. »
C’est notamment cette obstination à toujours chercher la lueur que célébrera mardi le festival littéraire Metropolis bleu en lui remettant, à l’occasion des Journées Mémoire pour l’espoir, le prix Anthony-Atkinson pour l’égalité, soulignant sa contribution, « par ses écrits et ses engagements, au débat public sur les inégalités économiques et sociales, y compris en proposant des solutions pour les réduire ».

Pour l’ancienne ministre de la Justice et principale artisane de la loi sur le mariage entre personnes de même sexe, ainsi que de la loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, littérature et engagement auront toujours marché main dans la main. Cette indéfectible lectrice de Frantz Fanon, de James Baldwin et de Jacques Roumain dresse au bout du fil la liste des écrivains qui auront aiguisé son regard sur les iniquités et l’injustice (de Zola à García Márquez), puis se reproche de sans doute en oublier, avant d’ajouter en riant que « le problème, c’est que depuis que j’ai sept ans, je lis toutes les nuits ».
Pourquoi avoir toujours aménagé un espace pour l’écriture au cœur de sa vie de politicienne, que l’on devine chargée ? « J’ai de tout temps eu cettesommation intime qui me conduit à expliquer mes engagements »,répond l’autrice d’une dizaine d’essais, des livres souvent rédigés d’un trait (ou presque) sur l’histoire (L’esclavage raconté à ma fille, 2002) ou sur les auteurs figurant dans son panthéon personnel (Baroque sarabande, 2018). Elle écrivait Murmures pour la jeunesse (2016) pendant sa dernière semaine en poste en tant que ministre de la Justice, la nuit, afin de justifier son opposition à ce que la France puisse retirer leur nationalité à des citoyens accusés de terrorisme (la déchéance de nationalité), « une mesure injuste et dangereuse », qui l’avait d’ailleurs amenée à démissionner.
« La littérature au sens très large peut changer la vision que les gens portent sur le monde, changer les gens à l’intérieur d’eux-mêmes. Elle peut aussi changer leur capacité à rêver. La littérature a une puissance colossale, non pas pour changer le monde, mais pour densifier les individus, changer leur existence au monde », dit celle qui signait en septembre son premier roman, Gran Balan (Plon), fresque kaléidoscopique donnant à entendre la voix d’une jeunesse guyanaise refusant de céder à la désespérance.
Tout en précisant qu’elle se garde bien de « réfléchir avec des clichés », et qu’elle sait trop bien que la jeunesse ne forme pas un bloc monolithique, la romancière, elle-même d’origine guyanaise, se réjouit que la jeunesse du monde entier « ne renonce pas à rêver le monde, à se projeter dans le monde, à élever la voix pour dire : “On ne veut pas que les égoïsmes continuent à triompher, que vous continuiez à abîmer la planète. On ne veut pas de cette vie de travail abrutissant, qui nous enlève le temps d’être avec les autres, on ne veut pas de ces pouvoirs financiers” », énumère-t-elle en évoquant les mouvements Nuit debout (en France), Hirak (en Algérie) et Black Lives Matter (aux États-Unis).
Elle aura coiffé son roman de l’expression créole «gran balan » afin de signaler à ses cadets qu’ils peuvent « manœuvrer le ressort qui leur permet de prendre leur essor pour contrôler leur propre sort ». « Mais je ne suis pas en train de dire que c’est facile de prendre son essor, qu’il suffit de se lever un matin et de bien chanter pour devenir Beyoncé. [Elle rit.] Mais je pense que c’est un message important de dire aux jeunes : “Il y a une part de ta destinée personnelle qui est entre tes mains”, même si le monde est violent et dominateur. »
Sourds et vaincus
Authentique passe-muraille, Christiane Taubira, 68 ans, devenait récemment autrice de chanson pop, en offrant à Gaël Faye un poème intitulé Seuls et vaincus, moment aussi fort qu’étonnant de son plus récent album, Lundi méchant. Grand admirateur de la militante depuis son adolescence, le rappeur égrène ses phrases-chocs sur fond de piano délicat, la voix calme et résolue. « Vous finirez seuls et vaincus, sourds aux palpitations du monde / à ses hoquets, ses hauts ses bas, ses haussements d’épaules veules / Et vos enfants joyeux et vifs feront rondes et farandoles / Avec nos enfants et leurs chants, et s’aimant sans y prendre garde / Vous puniront en vous offrant des petits-enfants chatoyants », écrivait l’ancienne garde des Sceaux en s’adressant « aux racistes qui refusent de voir chez les réfugiés des personnes humaines ».
« Ces gens-là font beaucoup de bruit dans le monde actuel, regrette-t-elle, mais les rencontres et les métissages continuent, peu importe, d’avoir lieu, les gens continuent à se parler, à dialoguer. Il y aura encore des guerres, je ne suis pas naïve, il y aura encore des violences, des inégalités, mais je pense qu’il y a en même temps, dans le monde, cette capacité de fraternité, d’hospitalité qui est plus forte que tout. Il faut continuer de se battre pour que ça se répande. »
La littérature au sens très large peut changer la vision que les gens portent sur le monde, changer les gens à l’intérieur d’eux-mêmes. Elle peut aussi changer leur capacité à rêver. La littérature a une puissance colossale, non pas pour changer le monde, mais pour densifier les individus, changer leur existence au monde.
Les nombreuses insultes racistes dont Christiane Taubira a elle-même été victime l’ont-elles freinée dans son élan, ou davantage convaincue de la nécessité de son action ? « Ni l’un ni l’autre. C’est un choix que j’ai fait de ne pas laisser entrer dans ma vie, dans mes sentiments, cette énergie négative de la bêtise nourrie par les préjugés. Ça ne veut pas dire que je renonce à la sensibilité, je ne ferai pas le cadeau aux racistes de perdre ma sensibilité, mais j’ai fait le choix rationnel et lucide de ne pas leur donner d’influence. »
Le candidat socialiste à la dernière présidentielle, Benoît Hamon, déclarait récemment à Slate.fr que Christiane Taubira « pourrait être un merveilleux visage de la gauche écologique » lors de l’élection de 2022, une invitation à laquelle la principale intéressée refuse pour l’instant de répondre par un oui ou un non.
Lui arrive-t-elle, malgré sa combativité, de se décourager ? « Non, ce qui m’arrive, c’est d’être triste. Je n’ai pas souvenir d’avoir perdu courage, bien qu’il y ait des situations qui me font pleurer des torrents de larmes. Mais la tristesse, c’est une source d’énergie. Ça me rappelle que les combats ne sont pas terminés, que le monde n’est pas parfait, qu’il reste encore à lutter. »
Christiane Taubira recevra le 17 novembre à midi le prix Anthony-Atkinson, lors d’un entretien en ligne animé par Marie-Andrée Lamontagne et Webster. Tous les renseignements à www.metropolisbleu.org.