Rodney Saint-Éloi: «aucun peuple n’est plus petit que son poème»

« Je vous parle de Bertha. Bertha est morte. » Debout près du cercueil de sa mère, Rodney Saint-Éloi se répète cette phrase, pour douter de chaque mot. Car que reste-t-il de nous, de notre mémoire lorsque la dépositaire de notre enfance rend les armes, emportant avec elle à tout jamais les non-dits, les histoires, les apprentissages ?
C’est à ce moment précis, recueilli, sa main dans la sienne, que l’écrivain a compris que toute sa relation avec Bertha reposait sur le silence — un silence aimant, empreint de bonté, de dévouement, de chants et d’amour —, une montagne à laquelle s’accrocher, de laquelle tirer le récit d’une vie.

« Bertha et moi ne nous sommes jamais vraiment parlés, raconte Rodney Saint-Éloi, joint par Le Devoir à sa résidence montréalaise. J’ai eu peu de temps pour la connaître. Pendant mon enfance, je la regardais travailler de loin, je l’admirais. Puis, lorsque j’ai eu l’âge de réaliser l’importance d’une mère, elle est partie pour l’Amérique. À son décès, j’ai fait ce que tout fils fait. J’ai rappelé à moi tous les mots qui nous ont manqué. La mort nous a permis de traverser tous ces manques, toutes ces paroles non avouées. »
Pour rendre hommage à celle qui lui a tout donné, l’auteur a cherché à atteindre ce qui existe au-delà de la parole et du geste, cet amour pur qui n’obéit à aucune forme de règle ou de contrainte. « Toute mon enfance, j’ai été bercé par la voix de ma mère, une voix douce comme une rivière. Bertha est devenue pour moi comme un horizon. Je voulais à tout prix retrouver la beauté de cette voix, ne pas rater cette présence qui n’existe désormais que dans l’absence. Je voulais être à la hauteur de tout ce que cette femme m’a offert, de tout ce à quoi elle n’avait pas eu accès elle-même : le goût du monde, un amour pétri dans la foi de la beauté, une très rare humanité. »
Le digne art d’être mère
Dans Quand il fait triste Bertha chante, Rodney Saint-Éloi module donc sa voix pour se faire l’écho de la sagesse de celle à laquelle peu ont prêté oreille, faisant ainsi entendre la musique et la noblesse de cette forme d’art qu’est la maternité.
Femme, mère, marginale dans un pays qui s’érige à tâtons sous la violence des coups de la dictature, de la misère et du manque, Bertha devient sous la plume poétique et émotive de son fils la mémoire d’un pays trop souvent cantonné aux clichés, la lumière de l’espoir qui anime ceux qui ont connu le pire.
Bertha et moi ne nous sommes jamais vraiment parlés. J’ai eu peu de temps pour la connaître. Pendant mon enfance, je la regardais travailler de loin, je l’admirais. Puis, lorsque j’ai eu l’âge de réaliser l’importance d’une mère, elle est partie pour l’Amérique.
« J’ai grandi en assistant tous les jours au combat pour la dignité de ces femmes qui sont seules. Le mot “monoparentalité” n’existe pas en Haïti. Pourtant, toutes nos existences reposent sur le dos, sur le courage de ces femmes qui font de la solitude leur force. Bertha a dû coudre, imaginer un avenir pour ses enfants. Tous les jours, elle fabriquait la vie, insoumise, transformait le néant en abondance pour qu’on ne manque de rien. Malgré la misère, il persistait toujours cet espace, habité d’un espoir fou et absolu, qui habitait nos existences et rendait tout possible. »
L’exil vers l’imaginaire
En plus de l’enfance bleue au pays natal, l’écrivain raconte les routes de l’exil, la sienne, celle de sa mère, de sa grand-mère, de ses frères et sœurs. En peu de mots, il parvient à faire triompher la multiplicité dans une douleur partagée, à souligner la singularité de l’expérience de ceux qui doivent constamment se battre pour nommer les choses et se raconter dans leur propre langue.
« Ma famille est tutoyée par l’exil. Notre temps, notre territoire ne nous appartiennent pas. Nous sommes en constant décalage, ayant laissé le feu du soleil pour la neige, notre oralité pour une culture écrite, nos sentiers pour des autoroutes, nos histoires pour en assimiler d’autres. Nous sommes toujours en train de quêter l’équilibre, la reconnaissance de notre humanité. Je pense que c’est important de le nommer, parce que ces failles, ces montagnes qui vivent en moi sont à la source de mon imaginaire. Et toute la beauté, la force et la rédemption de l’humanité reposent dans l’imaginaire. »

Depuis aussi longtemps qu’il écrit, Rodney Saint-Éloi se bat pour faire percer des voix porteuses de fragilité et d’humilité parmi les discours triomphants et arrogants qui dominent souvent l’espace public. Sa maison d’édition, Mémoire d’encrier, a permis à certaines des plumes les plus essentielles de la littérature d’ici et d’ailleurs — Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Maryse Condé, Roxane Gay — de tracer leur chemin jusqu’à nous.
« Le seul imaginaire d’une région ou d’un peuple ne suffira pas à construire le monde. Le monde est plus grand que nous, il faut aller vers les régions, vers les Autochtones, nommer et entendre au-delà de cinq langues. Il faut arrêter de penser l’espace avec les idées de centre et de périphérie. Les luttes de la périphérie n’existent pas. Aucun peuple n’est plus petit que son poème. Tout être humain, qu’il soit riche ou pauvre, noir ou blanc, porte en lui l’humanité. Ce qui est essentiel, c’est l’imaginaire, et ce qu’il peut nous permettre d’accomplir. »
Extrait de «Quand il fait triste Bertha chante»
Il faut revenir à l’histoire, puisque la première histoire a été un cauchemar. Un noeud tissé de détresse. Une rivière de larmes et de sang. La première histoire est humiliation et réclusion. Ils disent résilience. Mais la vérité est que personne n’est résilient. Ce mot convient parfaitement à l’acier détrempé mais c’est pas un mot pour les êtres humains. Il faut effacer ce mot de tous les dictionnaires. Personne ne sait la somme de nos horreurs et de nos folies. Personne ne sait jusqu’où on peut écraser l’âme d’une personne rien que pour affirmer sa puissance. Des siècles d’asservissement. Qui pense à la fatigue de la personne qui est debout, qui a peur de glisser, de tomber de l’autre côté du fleuve de l’histoire ? […] Cette histoire qui tire n’importe qui du lot et qui te propulse en pays étranger, et fait de lui ce Nègre que l’on exhibe à la télé et dans les journaux pour dire : vois-tu comme nous sommes généreux ?