L’Octobre de René Lévesque et de Claude Ryan

Ce sont deux frères ennemis, disait-on de Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque. Des scorpions associés bien malgré eux, lisait-on aussi. Le regard de toute une société fut à ce point centré sur ces deux opposants qu’on a fini par oublier, jusqu’à un certain point, les liens qui unirent le fondateur du Parti québécois avec Claude Ryan, le directeur du Devoir, un homme qui deviendra pourtant son véritable opposant au Québec, après avoir accepté de succéder à Robert Bourassa comme chef du Parti libéral.
Comme le rappelle le politologue Guy Lachapelle dans un nouveau livre consacré à la crise d’octobre, Ryan et Lévesque furent d’abord et avant tout des alliés en ces temps tourmentés. « Durant la crise de 1970, le pouvoir politique a voulu tuer la démocratie québécoise en cherchant à faire taire tous ceux et celles — artistes, écrivains, militants, journalistes — qui osaient parler de liberté. »
En condamnant l’usage de la violence par l’État, tout comme celle des révolutionnaires, Lévesque et Ryan seront de ceux qui défendront le sens profond d’institutions que les vents du moment conduisaient à chavirer, jusqu’à se retourner contre la population.
Déclarations communes
Directeur du Devoir, Ryan ne consacre rien de moins que 68 éditoriaux à cette crise sociopolitique, rappelle Lachapelle en entrevue. « Autant d’éditoriaux, sur une question pareille, on ne trouve ça nulle part ailleurs. »
En cet automne tumultueux, René Lévesque est pour sa part le chef du tout jeune Parti québécois. Il n’a pas réussi à se faire élire à titre de député lors des élections du 29 avril 1970. Lévesque écrit désormais pratiquement tous les jours, pour une bouchée de pain, une chronique dans Le Journal de Montréal, tout en se faisant entendre dans les médias.
Après l’enlèvement de Pierre Laporte, puis au lendemain de sa mort, dont la responsabilité incombe à ses ravisseurs, de la cellule Chénier du FLQ, Lévesque et Ryan signent des déclarations communes, en compagnie d’une petite poignée d’intellectuels. Ces déclarations invitent d’abord « tous les citoyens et groupements qui partagent notre point de vue à le faire savoir publiquement dans les plus brefs délais ». Une pétition circule pour appuyer Le Devoir qui se dresse, malgré la menace, contre la Loi sur les mesures de guerre.
La liberté d’association et la liberté d’expression ne pouvaient être balayées du revers de la main. À travers le courrier reçu par Lévesque et Ryan, c’est à une relecture des événements d’octobre 1970 qu’invite Guy Lachapelle, déjà l’auteur d’un livre intitulé Le Devoir et la crise d’octobre 1970, lequel vient d’ailleurs de reparaître ces jours-ci dans une version enrichie.
Dans les archives de Lévesque, une note manuscrite de sa main, couverte de ratures, constitue le fondement du texte de la deuxième déclaration commune, datée du 18 octobre 1970. Lévesque écrit ceci : « La mort de Pierre Laporte nous a tous atterrés. C’est tellement barbare, ce gaspillage atroce d’une vie qui, sur le plan public comme sur le plan privé, était si remplie et juste au sommet de la maturité. »
Commentaire de Guy Lachapelle : « On oublie souvent que Pierre Laporte était un ami de Lévesque et de Ryan. À l’annonce de la mort de Laporte, on sait que Lévesque pleurait comme un enfant. Tout le monde, dans son entourage, était consterné. Ils avaient été des collègues, des amis. Pour Claude Ryan, c’était la même chose. »
Longtemps journaliste vedette au Devoir, Pierre Laporte s’était opposé au régime Duplessis. Lévesque l’avait fréquenté au sein du Parti libéral, où les deux anciens journalistes s’étaient retrouvés. Dans ce registre des rapports personnels, explique Guy Lachapelle, « on oublie un peu Cross », l’autre otage du FLQ. « Si on avait kidnappé l’ambassadeur des États-Unis plutôt que Laporte, cela aurait eu une dimension moins familiale. »
Des lettres
Au cours de la crise, René Lévesque a reçu au moins 172 lettres de correspondants qui le pressent de ne pas céder de terrain tandis que Ryan, sur son bureau du Devoir, en voit défiler au moins 600 sous ses yeux en quelques jours seulement.
« Il y a beaucoup d’inédits dans ce que j’ai trouvé », insiste Guy Lachapelle. Son nouvel ouvrage, baptisé La grande alliance René Lévesque et Claude Ryan, rassemble un choix de ces lettres, plusieurs étant de correspondants que l’histoire retiendra pour leur importance.
Parmi les lettres retrouvées, celles du poète Gaston Miron, du militant révolutionnaire Pierre Vallières, du cardinal Paul Grégoire ou encore du journaliste Peter C. Newman, pour ne nommer en vrac que celles-là.
Jean-Paul L’Allier, alors ministre de Robert Bourassa, écrit à Claude Ryan pour lui dire, à titre privé, de continuer son travail de sape contre la Loi des mesures de guerre, celles-là mêmes qu’a réclamées son gouvernement et à laquelle il s’oppose personnellement. Cette opposition du Devoir lui permet de respirer comme ministre, dit-il.
Dans une autre lettre, l’ancien directeur du Devoir Gérard Filion écrit à son successeur pour lui reprocher ses positions, en particulier son éditorial du 17 octobre 1970. « Votre article […] fait partie des mauvais articles que tout journaliste ne manque pas d’écrire au cours de sa carrière. » À son sens, il faut se tenir derrière le gouvernement et attendre que les temps soient meilleurs avant de demander des comptes aux pouvoirs publics. Gérard Filion considère qu’alors seulement « le jugement pourra être sévère ».
Une lettre du général de Gaulle
Parmi le lot de lettres, on en trouve une étrange de Charles de Gaulle, datée du 17 octobre 1970, c’est-à-dire peu de temps avant la mort de l’ancien président de la France. Elle est adressée à Ryan. Que dit-elle ? « Je puis vous confirmer que je désapprouve formellement les agissements des membres du Front de libération du Québec à l’égard de deux personnalités illégalement séquestrées. Vous pouvez même ajouter que, dans l’état actuel des choses, je retire tout soutien à cette formation étant entendu que j’estime erronée sa manière de défendre les intérêts du peuple canadien-français qui resteront liés dans bien des cas à ceux de l’Amérique. »
Le général de Gaulle n’ayant jamais appuyé le FLQ en est-il à confondre le Parti québécois avec ce mouvement révolutionnaire ? Et le général d’ajouter que cette Amérique du Nord est placée sous « la conduite de monsieur Trudeau, votre premier ministre, à qui j’exprime toute mon estime ».
On trouve aussi une missive signée de la main de Brian Mulroney, futur premier ministre du Canada. « Il défend Claude Ryan, commente Guy Lachapelle, tout en étant favorable à la Loi sur les mesures de guerre. M. Mulroney m’a téléphoné. Il m’a expliqué que cela n’avait aucun sens pour lui qu’on s’imagine à l’époque que Claude Ryan se retrouve du jour au lendemain à la tête d’un gouvernement parallèle. »
Une résistance
Pourquoi avoir jugé bon de publier ces lettres ? « Quand les gens disent qu’il n’y a pas eu de résistance de la population aux mesures de guerre, on voit là que ce n’est pas vrai. Beaucoup de démocrates écrivent à Ryan et à Lévesque pour les encourager à continuer de manifester leur opposition », et cela, malgré la Loi sur les mesures de guerre, avec les arrestations et tout.
Que conclure devant ces lettres retrouvées ? Au moins ceci, dit le politologue : « Il faut mesurer l’importance d’une presse indépendante. La presse indépendante, dans une situation de crise pareille, m’apparaît décisive. » En 1970, insiste-t-il, « Le Devoir est le seul journal qui s’est tenu debout durant la crise ». Le ministre de la Justice du gouvernement de Robert Bourassa, Jérôme Choquette, « avait dit que le seul journal au monde qui s’était opposé aux mesures de guerre était Le Devoir ». Ce qui est faux bien sûr, observe le politologue. Il n’en demeure pas moins que Le Devoir « se tenait debout ».
Les échanges retrouvés entre le correspondant parlementaire Dominique Clift et Claude Ryan, de même qu’avec d’autres reporters, constituent, aux yeux de Guy Lachapelle, « une sorte d’anthologie de ce qui est du bon journalisme », en soulignant à quel point il y avait là le souci de la vérification des faits.
« La force de Ryan était sa capacité à discerner l’essentiel, ce qui fait bien entendu partie du métier de journaliste, tout comme l’est le fait d’être bien informé et responsable. Cela reste encore vrai aujourd’hui. »
La voix de Guy Lachapelle s’égaie. Il rit un peu, puis il dit : « Des fois, en lisant des textes du René Lévesque de cette période, on a l’impression de lire Claude Ryan, et vice versa. » Mais Guy Lachapelle se montre en particulier tout aussi fasciné qu’intrigué par le Claude Ryan de cette brève période où il est applaudi comme un résistant. « M. Ryan, pour moi, ça reste un grand journaliste. Je pense que c’est une erreur qu’il a faite d’aller en politique par la suite. »