«Liv Maria»: déboiser l’intime

À peine six ans se sont écoulés depuis la parution de son premier roman, Buvard, acclamé par les critiques et les jurys des prix les plus prestigieux de l’Hexagone. Depuis, Julia Kerninon, 32 ans, a imposé son lyrisme limpide, sa plume aiguisée et indiscrète, ses personnages forteresses, pétris de tourments et de contradictions, atteignant peu à peu le rang de véritable phénomène littéraire.
Son talent s’affirme encore avec sa cinquième offrande — Liv Maria —, une œuvre ardente et lumineuse bercée de l’inquiétante étrangeté de celles qui choisissent d’éviter les routes balisées pour emprunter des détours, d’arpenter les zones d’ombre et les percées passionnelles et fascinantes que réserve le déboisement de l’intime.
Avec sa Liv Maria, Julia Kerninon incarne de nouveau sa voix dans une héroïne éblouissante et multidimensionnelle, une femme libre, secrète, fière, au destin modelé par un rôdeur insulaire et par un premier amour incandescent, se hasardant à tâtons dans les jeux de l’apparence et des vérités escamotées.

Enfant solitaire, née des amours étonnantes d’un père suédois et d’une mère à l’esprit rebelle, Liv Maria devra — pour fuir la violence des hommes — s’exiler à Berlin où elle rencontrera son premier amour, un professeur d’été, qui marquera à jamais son corps et son âme.
« Elle avait découvert ce dont elle n’avait jamais eu la moindre idée ni la moindre intuition. Ce qu’on pouvait faire avec un corps — avec deux corps. Les frottant l’un contre l’autre comme des silex, longtemps, patiemment, jusqu’à faire jaillir des étincelles, puis le feu, le feu ravageant tout. »
L’automne suivant, de retour sur son île, la jeune aventurière désormais orpheline repartira à la conquête du monde, avant de rencontrer le père de ses enfants, un homme solide, pour lequel elle tentera de se poser malgré un secret lourd à porter. Au fil des pages, la protagoniste se fait à la fois tangible et fuyante, inspirante et insaisissable, construisant son existence sur les piliers d’un mensonge inavouable.
L’écrivaine — également traductrice — s’approprie les espaces d’interprétation permis par la richesse des langages anthropologiques et littéraires et jongle avec ceux-ci dans une mécanique d’une belle subtilité. En sondant les sacrifices et l’expérimentation que suppose la liberté, elle ajoute une dimension philosophique et profondément complexe à une histoire qui pourrait autrement se vautrer dans la banalité.
La narration, rythmée et évocatrice, entraîne le lecteur avide dans son sillage avec la légèreté de l’envoûtement, suscitant tantôt le doute, le dépit, la crainte, l’amour et la douceur de la mélancolie. De l’Irlande à Berlin, en passant par le Chili, Julia Kerninon parvient à créer la familiarité qui surprend parfois, au détour d’un territoire inconnu. Un parfait compagnon pour le confinement.
Extrait de «Liv Maria»
« Liv Maria essayait de se revoir telle qu’elle avait été à peine quatre ans plus tôt, l’absolue nudité qui était la sienne alors, possédant ses seuls bracelets d’or, sa solitude et son dénuement, son corps dévêtu collé contre celui de Carrar en sueur, et la femme qu’elle était aujourd’hui, avec sa boîte à couture, sa machine à gaufres, ses moules à sablés, à tarte, à manqué, sa porcelaine du dimanche, les rouleaux d’aluminium, les serviettes en papier, les bougies parfumées […]. Les choses qu’elle possédait lui semblaient pourtant des choses utiles, alors comment expliquer qu’elle n’en ait eu aucune utilité avant ? C’était le mystère. »