Mouffe, la complice des complices

«Elle a trouvé sa place, résume l’autrice Carmel Dumas (à gauche) à propos de Mouffe. Elle, son art, c’est créer de l’harmonie, faire en sorte que les gens se sentent bien et que le spectacle ait lieu.»
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir «Elle a trouvé sa place, résume l’autrice Carmel Dumas (à gauche) à propos de Mouffe. Elle, son art, c’est créer de l’harmonie, faire en sorte que les gens se sentent bien et que le spectacle ait lieu.»

On est en 2020. Annus horribilis à plein d’égards, mais le moment idoine pour la parution de Mouffe. Au cœur du showbiz,la « mouffographie » écrite par Carmel Dumas « avec la complicité de Mouffe. C’est le cinquantenaire d’une année charnière : “ 70, l’année mouffotique” », pourrait-on dire en pastichant Gainsbourg et la chanson 69, année érotique, créée sur mesure pour sa Jane B. L’an de grâce 1970 est pour Mouffe l’extraordinaire année d’Ordinaire, chanson avec ses mots à elle dans sa bouche à lui, lui, son Garou à elle. L’année de la consécration en Europe grâce à la chanson en question pour le Robert Charlebois en question : premier prix à Sopot. C’est aussi l’année de Miss Pepsi (entendue d’abord dans le film Deux femmes en or), où Mouffe chante ses propres mots : « J’cours les concours / Y paraît qu’j’ai toute pour / J’ai toujours toute gagné / Mais ça m’a rien donnééééééé… »

« Depuis l’âge de sept ans / Qu’elle a ça dans le sang… » Ça pourrait être l’histoire de Claudine Monfette, dite Mouffe, cette Miss Pepsi qui a tous les talents. Il a fallu longtemps avant de savoir qu’ils étaient d’elle, ces mots. Pareillement longtemps pour apprendre que c’était à Mouffe que l’on devait Madame Bertrand (cœur en chômage). Le mur du son ? C’est elle qui nous a écrit « dans le ciel » qu’elle nous voyait tous « avec des ailes », par le truchement de l’interprète-compositeur Charlebois.

Une éponge, Charlebois. Il imbibait tout, y compris les idées qui n’arrêtaient pas de pousser dans la belle tête de sa compagne. Carmel Dumas mentionne dans le livre la réponse de Mouffe en 1973 quand une journaliste de la télé lui demande « si ça la dérange qu’on ne sache pas qu’elle est l’autrice des paroles d’Ordinaire ». Mouffe avait alors dit « avec un sourire doux » : « Ce n’est pas grave. Ceux qui ont à le savoir savent »

À Mouffe ce qui revient à Mouffe

En 2020, c’est curieusement un peu l’inverse. La part de Mouffe dans l’imaginaire québécois se résume le plus souvent à ça. La noiraude mignonne et friponne de Charlebois, la parolière d’Ordinaire. « Dans l’image des gens, commente Carmel Dumas, elle est comme qui dirait figée là. Elle est perçue comme la gardienne de la légende. »

C’est la merveille et le drame des chansons immortelles : les instants d’éternité ont le présent tenace. Quand on pense à l’aventure de l’Osstidcho, c’est elle que l’on voit, parfaite enfant-fleur espiègle et pétillante des sixties, comme sur la photo de couverture du livre. « Elle était très jeune fille française, très Nouvelle Vague, très Anna Karina, alors que Renée Martel était très Liverpool, précise Carmel Dumas.  C’est une image très forte. » Iconique, dirait-on aujourd’hui.

Le livre a pour but d’expliquer la construction de cette image, et de compléter le portrait. De l’intérieur et de l’extérieur. But atteint, doublement. On a la bio de Carmel Dumas et on a « le journal de Mouffe », chapitres d’une autobiographie jamais publiée. La juxtaposition permet de comprendre comment Claudine, jeune femme de grande culture, née dans une famille de grands intellectuels (petite-fille de Victor Barbeau, fille de la très affranchie Michèle Barbeau), est devenue Mouffe.

Au téléphone, elle précise : « Mes assises sont fortes. J’ai été aimée, choyée, guidée. On m’a donné confiance, c’est la base. Ça me donnait pas de garantie que j’allais faire les bons moves, mais j’ai toujours pensé qu’à l’instinct, au pif, au feeling, j’allais faire mon chemin. Et c’est pas mal ça qui est arrivé. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L'autrice, scénariste, metteure en scène, Claudine Monfette, surnommée Mouffe

La sage-femme de la chanson

 

C’est ainsi qu’après les revues satiriques des années 1960, elle s’invente littéralement un métier, qu’on ne peut résumer à celui de metteure en scène. Muse, accompagnatrice, facilitatrice, elle sera la sage-femme qui permet aux artistes d’aller au bout de leurs rêves fous. Qu’il s’agisse de l’historique spectacle des femmes sur le mont Royal en 1975, du célébrissime Magie rose de Diane Dufresne au Stade olympique en 1984, de la célébration des 100 ans du Devoir en 2010, des Trois L (Louvain, Lalonde et Lautrec) ou du show rétrospectif de la carrière de Michèle Richard (en chantier, reporté pour cause de pandémie), elle a toujours su naviguer à sa manière dans les eaux traîtresses du showbiz.

« Elle a trouvé sa place, résume Carmel Dumas. Elle s’est toujours gardée d’être en conflit ou en compétition avec les artistes. Elle, son art, c’est créer de l’harmonie, faire en sorte que les gens se sentent bien et que le spectacle ait lieu. »

Ces dernières années, Mouffe a fréquenté ce qu’elle appelle « l’université de Gilles Vigneault », où on l’a fortement encouragée à « transmettre ». Ce qu’elle fait désormais. À la Mouffe. Dans ses ateliers d’écriture et d’interprétation, elle ne déballe pas de linge sale, mais exalte la création. De la même façon, Mouffe. Au cœur du showbiz n’est surtout pas un recueil de potins de coulisse, mais le témoignage conjugué d’amoureuses de la scène et des artistes.

« J’en suis privée en ce moment, glisse Mouffe, pas gênée d’être triste.  J’ai 75 ans. Je me regarde dans le miroir et je sais bien que j’ai une tête de vieille, mais mon esprit est ouvert et encore jeune. J’aime la rencontre humaine, c’est ça que m’a permis ce métier. J’en ai besoin. On en a tous besoin. »

 

Mouffe. Au coeur du showbiz

Carmel Dumas, avec la complicité de Mouffe, Éditions La Presse, Montréal, 2020, 288 pages

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