De cet enfant, en soi, perdu

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Oh ! mère !

« On m’a mise au monde au centre du monde », écrivait Émilie Turmel au premier vers de son premier recueil, Casse-gueules. Et c’est bien là le croisement d’où la parole surgit, dans le doute, dans le questionnement sans fin du nœud vital qu’on perçoit dans ses Vanités qui viennent de paraître. Le premier livre était remarquable et promettait ; cette fois, le nouveau recueil confirme ce qui se préparait, et on le souhaitait, à savoir une œuvre.

« Juste au cas où la vie / ne suffirait pas », disait-elle alors, il lui faut maintenant ajouter mot sur mot, trouver à fouir les méandres de ce qui sourd sous la parole de la mère, de la femme, seul indice, prémisse. « L’enfant est là quelque part / assise au fond de moi / elle a tes yeux maman tes ombres // sa voix abîmée / dans la mienne brûle mauve. » Cette enfant ne quittant jamais la conscience de la femme en quête, qui écrit sa demande face au monde qui contraint.

Ce recueil est lucide, tout comme son écriture claire, vive, traçant sa voix : « ma tête sous le bras / ballon gonflable / à la merci de la foule / je suis l’ennui décapité / j’attends l’arrêt du cœur / dans sa course molle », écrit encore Turmel, confrontée aux diktats. Mais le cœur assure, rassure. Frontales, la vision de la mère, la vie cassée peut-être, les difficultés d’être n’empêchent pas l’avenir. La poète avoue : « mais j’aime être aimée // cet aveu même est un décor / plus délicat dédale du sang ».

Trouver le chemin qui mène de l’enfant née sous le regard de la mère à la femme vivant sous le seul regard de soi, illusoire désir, n’est pas simple. Émilie Turmel le sait qui confie : « ne reste que la promesse de l’image / nos rondes répétitives / avalant indistinctement œuvre et vie // j’ai fait de la mienne une énigme // voici le manège voici / la gravité ». Ne nous reste plus qu’à en décoder les arcanes. Avec bonheur, car le recueil est très fort.

Recherche de la vérité

 

Nœud coulant de Michaël Trahan nous avait absolument convaincu, sa Vie nouvelle poursuit ce même souffle immense, ce grand besoin de mettre la fébrilité de l’existence en mots. Car il y a bien ici ce « trémulement » impérieux devant ce qu’il faut décoder dans ces longs textes en prose ou en vers libres. Le poète nous parle de l’enfant perdu, enfui et mangé par le temps, de l’amoureux éperdu à l’amour perdu, de l’être angoissé devant la grande mort, avalé par l’inéluctable. Et c’est beau, et c’est bon. Voici un vrai poète engagé dans une œuvre, littéralement happé par elle.

« J’écris des poèmes comme je me perds en forêt », constate-t-il, et nous avons le goût de l’y suivre, de nous laisser entraîner par ce fil. « Je suis venu dire adieu à la douleur » et, ce faisant, Trahan ment un peu, et c’est tant mieux, car la douleur dont est fait ce livre induit chaque page de sa terreur fascinée. « On ne sait pas pourquoi, les mots qui viennent d’être dits, ils font pleurer. »

Les images et le tournoiement de la langue poétique s’allient pour former un espace habitable. « Il y a des lieux que j’habite comme des histoires », affirme le poète. Et c’est dans la culpabilité d’avoir perdu, perdu l’enfance et trop de traces, d’être dans l’envahissement du noir, que se déploie ce livre percutant, mais dont les failles sont ailleurs que dans la beauté du texte lui-même.

Car il faut bien souligner que Trahan se laisse séduire par les chimères des listes et des répétitions. Ah ! ces listes qui hantent tellement de recueils actuels qu’elles en rétrécissent la pertinence. Et c’est sans compter l’usage abusif de la répétition anaphorique des mêmes mots ou des mêmes syntagmes en début de vers, comme cette formule « la photographie est : » (répétée 125 fois entre les pages 128 et 135), à laquelle la répétition du « Portrait de moi » fera écho à la fin du livre. Faut-il ajouter les occurrences des mots « Le roman », « L’enfant sauvage », etc. ?

Dommage que ces scories, qui ont déjà des accents surannés, obombrent la qualité formidable d’un texte écrit sous les pulsions à la fois de l’intelligence et de l’émotion.

Des histoires à faire peur

Alex Thibodeau, avec son premier recueil, Infantia, retourne, elle aussi, à la scène primitive, de l’ogre ou de l’ogresse, des contes nocturnes, des brutalités imparables. Là, « tu crois être une sorcière à l’âge des baisers et des doigts visqueux imagine l’enfant que l’on jette // à la marmite / avant de manger ». Enfant crue, donnée en pâture, dans la violence des images, car « [l’]amour salé au creux des bois / est un cadavre / de rat ». Effrayante est la perspective de mettre des monstres entre l’enfance et l’amour ! Terrible quand « à l’aube je renais toujours / recroquevillée autour d’un bestiaire / dégueulasse », dit la poète.

La résurgence de ces terribles mots de l’arrière-conscience, de l’effondrement, sature ce recueil qui pose une question obsédante : « Peut-on inventer l’impureté dans les riens qui incendient l’enfance ? » Les amours enfantines sont parfois dangereuses. Mais quand on avoue : « dans tes draps / comme ailleurs // à neuf ans / je veux mourir / noyée », il nous semble entendre la petite fille de L’obéissance de Suzanne Jacob, il nous faut entendre une détresse abyssale que ce très beau recueil fait jaillir du silence.

Vanités // Vie nouvelle /// Infantia

★★★★ ​Émilie Turmel, Poète de brousse, Montréal, 2020, 80 pages // ★★★1/2 Michaël Trahan, Le Quartanier, « série QR », Montréal, 2020, 228 pages /// ★★★ 1/2| Alex Thibodeau, Le Lézard amoureux, Montréal, 2020, 80 pages



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