
Bock

Je ne t’entends pas
L’avion fait
un bruit de fou
La petite piscine en plastique
est connectée
au tuyau d’arrosage
Elle fait une fontaine
Mon filleul a deux ans
Il n’est pas impressionné
Moi non plus
On est pareils
Je porte mon masque réutilisable
dans la petite piscine mauve
Mon masque est mouillé
Il me faut une serviette
pour mon corps
et mon masque
et mon cœur
Richard me demande
si je veux quelque chose à boire
De l’eau ?
Du coke ?
Non merci, Richard
Un p’tit coke, come on !
Il m’apporte
un coke dans un bock glacé
L’eau de la fontaine
entre dans mon bock
Ça fait rire tout le monde
Même le p’tit avec ses dents
Il fait soleil
Il fait tellement soleil
qu’on disparaît
S’il pouvait faire soleil comme ça
Même la nuit
On pourrait vivre
dans une lumière
Dans le reflet d’un cristal
Un samedi après-midi
On pourrait arrêter d’avoir peur
d’attraper le virus
en buvant dans un verre
On pourrait se téléporter
D’un endroit à un autre
D’une fontaine à une autre
Des choses qu’on ferait
différemment
Il y aurait le cristal chaud de l’air
où l’on naît
Il y aurait toujours au moins
une journée
Cette journée
Cette belle journée
qu’on pourrait revivre sans cesse
Cette journée
dans une piscine en plastique
avec mon filleul
Je l’imagine vieillir d’une lumière
à une autre
Passer de la garderie
à l’école secondaire
de l’université à une maison
à des enfants ou pas d’enfant
à quelqu’un avec qui
il sera heureux
une femme ou un homme
un amoureux qui prendra
soin de lui
Il fait soleil
Il fait tellement soleil
qu’on disparaît
Je pense à tous les élèves
immunodéprimés
qui ne pourront pas aller
à l’école cet automne
J’aurais été dans leur gang
Les pupitres
Les cahiers d’école
Les feuilles mobiles
Les petits amis
qu’on ne voit plus depuis
le mois de mars
J’aurais été triste et content
J’aurais été les deux
en même temps
Les devoirs c’était
un beau calvaire
Au moins il y avait
les récréations
Les récrés
à gueuler
à crier
contre la vie et pour la vie
et pour le rire et contre la mort
et contre les cloches
et contre toutes les cloches
sauf celles qui nous libèrent
sauf celles qui nous permettent
de nous lever
sauf celles qui nous permettent
de parler
de souper chez un ami
de se faire des promesses
de vivre dans le centre d’achats
de manger les biscuits
de Johanne
Il y a un avion
Pour le jour
Il y a un avion
Pour la nuit
Et dans les deux cas
Je ne t’entends pas
L’avion passe tout près de nous
Trop près
Il vole au-dessus de mon bock
Je ne veux pas
que cette journée s’arrête
Mon filleul pointe le ciel
Il me dit :
Auto bleue !
Je regarde le ciel
Je ne vois rien
Je fais semblant
de voir l’auto bleue
Je dis :
Oui l’auto bleue !
Je bois une gorgée de coke
J’entends
Un bruit au-dessus de ma tête
J’entends
Une portière s’ouvrir
Et se fermer.