Comment Louise Desjardins a survécu au «boys’ club»

C’est «l’histoire du quotidien des femmes» que consigne la romancière Louise Desjardins dans «La fille de la famille», mais aussi l’histoire d’une femme à qui l’on n’a jamais appris à se faire confiance.
Photo: Adil Boukind Le Devoir C’est «l’histoire du quotidien des femmes» que consigne la romancière Louise Desjardins dans «La fille de la famille», mais aussi l’histoire d’une femme à qui l’on n’a jamais appris à se faire confiance.

La fille de la famille, nouveau roman de Louise Desjardins, dont l’œuvre compte plus d’une vingtaine de titres, se termine là où la vie de l’écrivaine s’amorçait : dans l’Himalaya. En 1983, la poète publiait son premier recueil, Rouges chaudes, suivi de Journal du Népal (Éditions du Noroît), inspiré d’un voyage d’un mois au Népal qu’elle s’était permis après s’être séparée du père de ses jeunes fils. Elle avait alors 38 ans.

« C’était la chose la plus bizarre que les gens pouvaient imaginer », se souvient-elle aujourd’hui à 77 ans. « Je n’avais pas le profil de la fille qui part toute seule faire du trekking au Népal. Même après toutes ces années, je ne suis pas encore capable d’analyser cette décision-là. Je pense que c’est ce que j’avais à faire. C’était très culpabilisant pour une mère de laisser ses enfants pendant un mois avec leur père, mais une fois rendue là-bas, je n’ai pas eu le choix de me trouver. Quand tu es toute seule, loin des tiens, tu n’as pas le choix : tu te trouves. C’est là que j’ai commencé à écrire mon premier livre et après, je n’ai jamais arrêté. Ça me prenait ça. Il fallait que je fasse une cassure. Je n’ose pas trop penser à ce qui se serait produit si je n’avais pas commencé à écrire. [Longue hésitation] Peut-être que je serais… morte ? »

« Moi, la narratrice. » Louise Desjardins emploiera cette drôle d’expression contradictoire à plusieurs reprises au cours de l’entretien. On aura tôt compris que si certains des événements que raconte ce septième roman appartiennent à la fiction, les doutes, les espoirs et les colères qui en emplissent les pages relèvent, eux, de la vérité vraie, ou si vous préférez, de la vérité du cœur.

Alternant entre des chapitres relatant l’enfance abitibienne de la narratrice (la Suffragette, comme le veut le surnom dont l’affuble son père pour railler ses élans revendicateurs) et des chapitres évoquant la fièvre puis la désillusion du couple qu’elle formera avec Aimé, La fille de la famille trace le portrait de la première génération de femmes ayant pu goûter aux fruits du féminisme, bien qu’en héritant d’un monde où il était encore largement admis que la femme est l’inférieure de l’homme et, surtout, que toutes les tâches liées aux soins et à l’éducation des enfants lui incombent.

Professeure de littérature dans un collège, l’alter ego de Louise Desjardins devra céder aux pressions de ses patrons qui lui enjoindront, à l’aide d’arguments massue, de sortir du péché que représentait le concubinage (!) et de passer devant le curé. Elle devra aussi défendre vigoureusement son désir d’enseigner Madame Bovary, un livre à l’index. Comme tant de femmes qui ont porté le Québec sur leurs épaules, le personnage de la Suffragette placera longtemps les besoins de tous les autres — de son peintre de mari qu’elle fait vivre, de ses beaux-parents, de ses enfants — devant les siens. Au risque de se perdre.

« Comme moi, la Suffragette a essayé de reproduire un modèle qui ne lui convenait pas. Il a fallu que j’aille presque au bout d’une dépression pour m’en rendre compte, parce que je ne faisais pas ce que j’avais à faire [c’est-à-dire écrire] », explique celle qui sera très interpellée, au tournant des années 1970 et 1980, par l’écriture des femmes — Nicole Brossard, Denise Desautels, Yolande Villemaire. « J’ai longtemps fait ce que la société voulait que je fasse plutôt que ce que je voulais faire. Et ces écrivaines me disaient qu’il y avait un autre monde possible. »

Se faire confiance

 

Comme son titre l’indique, La fille de la famille est d’abord le roman d’une femme ayant dû survivre au boys’ club régnant dans la maisonnée de son enfance et aux mauvais coups fomentés par ses quatre frères. Cette fratrie aura été comme une sorte d’école, dit aujourd’hui Louise Desjardins, en se rappelant comment cet univers masculin l’a bien préparée à affronter, plus tard, la condescendance de certains de ses collègues et un monde du travail refusant obstinément de s’arrimer à la réalité des mères. Lorsqu’elle accouche de son premier fils, en 1971, le collège où elle enseigne ne lui offre aucune journée de congé. « On ne s’en souvient pas assez qu’il a fallu se battre pour obtenir des congés de maternité. On ne nous les a pas donnés. »

Même si sa mère, une féministe qui s’ignorait, l’encouragera à poursuivre ses études et à ne surtout pas dépendre d’un homme, Louise Desjardins, tout comme sa narratrice, devra s’engager dans l’enseignement plutôt que dans les traces d’une grande écrivaine, ou d’une Judith Jasmin, comme elle le rêvait. « Comme je le dis souvent en boutade : à Rouyn-Noranda [où elle a grandi], un écrivain, c’était soit quelqu’un de mort, soit quelqu’un qui vivait en Europe. C’était surtout pas quelqu’un qu’on pouvait rencontrer dans la rue. »

Comme moi, la Suffragette a essayé de reproduire un modèle qui ne lui convenait pas. Il a fallu que j’aille presque au bout d’une dépression pour m’en rendre compte, parce que je ne faisais pas ce que j’avais à faire [c’est-à-dire écrire].

Entourée de peintres et de créateurs, la jeune mère de La fille de la famille intériorisera ce rapport à la vie d’artiste — la vie des autres — et réprimera sans cesse ses ambitions de création. « C’est comme si ce monde-là ne m’appartenait pas, observe l’autrice. C’était un profond désir, mais un désir irréalisable. J’écrivais, mais je cachais mes affaires. C’était pas bon, pas fort. C’est encore une petite mélodie qui me revient en tête : est-ce que ce que j’écris vaut vraiment la peine d’être publié ? Et puis bon, il fallait travailler, s’occuper des enfants. » Elle ajoute : « Mais quand on veut écrire pour vrai, le temps, on le trouve. » À son retour du Népal, Louise Desjardins s’aménage une chambre à elle et se lève à 5 h chaque matin, le temps de noircir quelques pages avant de préparer les déjeuners des gamins.

C’est donc « l’histoire du quotidien des femmes » que consigne la romancière dans La fille de la famille, mais aussi l’histoire d’une femme à qui l’on n’a jamais appris à se faire confiance. Si ses frères ont vécu les corrections physiques infligées par le père, la Suffragette a dû endurer, elle, ses humiliations. Triste constat : le Québec laborieux, catholique, de familles nombreuses que Louise Desjardins met en scène écoutait très peu ses enfants.

« Mon père me donnait cinq dollars quand j’avais des meilleures notes que le fils de son boss, mais sinon, chaque fois que je parlais, je n’avais pas raison, tout ce que je disais n’avait pas de bon sens. C’est comme si ce que j’étais n’était jamais à son goût et ça m’a beaucoup blessée », regrette celle qui est aujourd’hui grand-mère de quatre petites-filles. « C’est pour ça que j’ai toujours dit à mes fils : aimez vos filles, soutenez-les, dites-leur que vous les aimez. »

 

La fille de la famille

Louise Desjardins, Boréal, Montréal, 2020, 200 pages

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