L’étranger dans l’oeil qui le regarde

Parce que c’est le moment ou jamais de se replonger dans la perspicacité et l’inventivité des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir a revisité ces dernières semaines les grands symboles et figures littéraires qui ont contribué à la construction de notre imaginaire collectif. Dernier texte d’une série de six.
L’étranger n’existe que dans l’œil de celui qui regarde. Forgée par le contexte social, par le discours littéraire et médiatique et par les préoccupations sociohistoriques et culturelles d’une époque, cette figure est par le fait même une fenêtre ouverte sur notre histoire.
Parmi tous les thèmes choisis pour cette série d’articles, l’Autre est celui qui a subi les métamorphoses les plus importantes, changeant au rythme des révolutions qui ont bouleversé la société occidentale à travers le temps.
« Le personnage de l’étranger est une figure anthropologique qui fait partie de l’expérience humaine, explique Simon Harel, directeur du Laboratoire sur les récits du soi mobile. Il habite toutes les civilisations puisqu’en le désignant, on définit nécessairement l’identité, les références et les valeurs d’une majorité à laquelle il n’appartient pas. En littérature, il est à la fois inquiétant et séduisant. »
Objet de discours
Au Québec, dès l’émergence du roman jusque dans les années 1980, l’Autre est la plupart du temps mis à distance de la narration, et devient en quelque sorte l’objet du discours. Que ce soit dans Le survenant de Germaine Guèvremont (1945), dans Kamouraska d’Anne Hébert (1970) ou dans Volkswagen blues de Jacques Poulin (1984), il demeure toujours perçu, défini et raconté par une tierce personne.
« L’étranger est autant perçu de manière positive que négative, soutient Janet Paterson, autrice de l’essai Figures de l’Autre dans le roman québécois. On retrouve des romans où le personnage autochtone représente la liberté, la nature, la possibilité d’échapper aux contraintes d’une société très catholique. Dans d’autres cas, il est présenté de manière très péjorative et reflète la peur de l’Autre. C’est notamment le cas avec les personnages écossais, irlandais ou américains, très menaçants pour la culture québécoise à l’époque. »
Sous l’œil et la plume de l’artiste, l’étranger est souvent un prétexte pour sonder sa propre identité et pour renforcer ses convictions. Dans le film Shabbat Shalom ! de Michel Brault, par exemple, une communauté juive se bat pour construire une synagogue dans une ville de banlieue. Dans une scène marquante, un garçon observe de sa fenêtre ses voisins orthodoxes célébrer le shabbat, rassemblés autour d’une table chargée de plats, alors qu’il est de son côté contraint de dîner seul d’un repas réchauffé au micro-ondes.
« Dans les premiers films et romans sur le hassidisme, on s’intéressait à la foi des juifs, indique Robert Schwartzwald, professeur au Département d’études anglaises de l’Université de Montréal. Le Québec perdait-il quelque chose en choisissant la laïcité et la modernité ? Aujourd’hui, dans un climat où la religion est diabolisée, nos fictions se penchent plutôt sur ceux qui choisissent de quitter leur communauté. Souvent, l’Autre devient un moyen de valider sa propre réflexion. »
La littérature migrante
Cette instrumentalisation de l’étranger subit toutefois un sévère contrecoup depuis le début des années 1970, alors qu’une grande vague d’immigration internationale contribue à forger un portrait beaucoup plus cosmopolite de la province. « Les écrivains migrants prennent la parole et se réapproprient le discours sur l’Autre. Le mouvement est culturel, mais aussi pédagogique et institutionnel, puisque ces auteurs sont rapidement enseignés et récompensés par des prix littéraires », souligne Janet Paterson.
Cette époque verra l’émergence de grands écrivains aujourd’hui reconnus comme Québécois partout à travers le monde, parmi lesquels Dany Laferrière, Régine Robin et Sergio Kokis. Plus récemment, cette réappropriation du discours a également permis une résurgence des récits autochtones.
Les années 1980 voient le spectre s’élargir davantage. En plus des thèmes de l’exil et de l’immigration, les romans sur la diversité de genre, l’orientation sexuelle et la santé mentale bouleversent le spectre de l’altérité. « À partir des années 1960, le Québec s’est intéressé culturellement à tout ce qui n’était pas normatif. En prenant la place qui leur revenait, les immigrants et les marginaux ont redéfini ce que signifiait être Québécois », poursuit l’essayiste.
Défier la majorité
Aujourd’hui comme hier, les écrivains sont au cœur des enjeux touchant l’immigration et l’altérité, en permettant de remettre en question, entre autres, les droits de la majorité, qui assument au Québec comme ailleurs des formes très inquiétantes présentement.
« On voit partout ce repli sur soi, ce fond de solipsisme. Au Québec, beaucoup de gens ont de la difficulté avec les concepts de réconciliation et de colonialisme. Ils n’arrivent pas à comprendre qu’on peut à la fois être opprimés ou menacés, et participer à la domination de l’autre. Les œuvres nous permettent de réfléchir à ces questions de manière approfondie, contrairement au discours politique, qui nous oblige à faire un choix net », réfléchit Robert Schwartzwald.
Beaucoup de travail reste à faire pour que les minorités culturelles et de genre aient accès aux plateformes de diffusion qui permettraient d’amorcer cette réflexion à plus grande échelle, en témoigne le débat sur l’appropriation culturelle.
« À l’extérieur de la littérature, il faut que ces artistes soient représentés et aient une voix à la télévision, au cinéma et dans les symboles nationaux, conclut Simon Harel. Leurs histoires doivent intégrer le culturel sans que les Québécois aient peur de disparaître. Pour ce faire, il faut reconnaître qu’il existe un racisme systémique au Québec, une structure qui perpétue cette marginalisation, cette discrimination envers l’Autre. La littérature n’est qu’une courroie de transmission pour cet enjeu qui est aujourd’hui totalement politique. »