La folie littéraire, cette arme de résistance massive

Parce que c’est le moment ou jamais de se replonger dans la perspicacité et l’inventivité des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir se propose de revisiter, au cours des prochaines semaines, les grands symboles et figures littéraires qui ont contribué à la construction de notre imaginaire collectif.
Don Quichotte, Hannibal Lecter, le Joker, le Dr Jekyll, Annie Wilkes… Qu’ils aient été créés pour effrayer, stigmatiser, dénoncer ou émouvoir, les personnages psychopathes, psychotiques, maudits ou mélancoliques sont légion dans la littérature.
Le fou nous fascine, car il est à la fois une manière d’expliquer la différence, de comprendre ce qui nous échappe et nous effraie, de nous sécuriser à travers la norme. Pour l’artiste et le penseur, il est un outil pour saisir le réel par la marge et en ébranler les fondations, devenant par le fait même un incroyable moyen de résistance.
Aussi grotesque qu’elle eût été à travers les époques, cheminant avec peine aux côtés des avancées de la médecine, la représentation de la folie est toujours à l’image de son milieu.
« La folie n’existe que dans une société, écrivait Michel Foucault, dans sa préface de l’Histoire de la folie à l’âge classique. Elle n’existe pas en dehors des normes de la sensibilité qui l’isolent et des formes de répulsion qui l’excluent ou la capturent. »
Au-delà de la norme
En médecine comme en philosophie et en culture, la folie et sa représentation sont très tôt confrontées aux raccourcis intellectuels et aux diagnostics réducteurs.
Ainsi, durant l’Antiquité, les comportements amoraux, déviants ou trop passionnels sont considérés comme une punition divine. Les malades sont tour à tour rejetés, châtiés, brûlés au bûcher. Au XVIIe siècle, la naissance de la tradition empirique permet une approche plus réaliste de la psychiatrie, qui se détache peu à peu de la superstition et des erreurs doctrinales. Les mendiants, les malades mentaux et les invalides sont internés pour être éduqués et mis au travail. Il faudra attendre le XXe siècle — et Freud — pour que la maladie mentale soit traitée par observation systématique plutôt que par hypothèse, quoique toujours avec des résultats mitigés.
En littérature, on a appliqué le soliloque de fous à tout autant de personnages qui ne correspondaient pas à une certaine normalité. « Dans nos schèmes de lecture, la folie s’applique à tous les protagonistes qui sont en dehors de la vraisemblance, qui ont des comportements démesurés ou que l’on considère comme anormaux, selon notre définition de la norme qui est souvent biaisée », soutient Cassie Bérard, écrivaine et professeure au Département d’études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.
La fausse hystérie
Les personnages féminins — grandes victimes de cette analyse dichotomique — voient leurs émotions et leur sensibilité montrées du doigt et exacerbées au-delà de l’excès dès lors qu’elles ne se résignent pas au rôle qu’on souhaite les voir jouer au sein de la société.
« Les premières idées sur la folie féminine proviennent de la Grèce antique, raconte Heather Meek, enseignante à l’Université de Montréal et spécialiste de l’écriture des femmes. Des penseurs tels que Platon, Aristote, et Hippocrate en particulier, croyaient que la maladie résidait dans le mouvement de l’utérus, qu’elle était ultimement liée au corps et résultait d’un problème biologique et émotionnel. Cette idée a traversé le temps, a perduré à travers la Renaissance et le XVIIIe siècle, et, en quelque sorte, jusqu’à aujourd’hui. »
Chez Shakespeare, par exemple, alors que la folie d’Hamlet est souvent associée à un génie intellectuel et imaginatif, celle d’Ophélie est davantage perçue comme une hystérie liée à la mélancolie et à la passion amoureuse.
À toutes les époques, des femmes — dont plusieurs encore méconnues aujourd’hui — prennent la plume pour écrire leur histoire, résister à ces catégorisations et débouter les tabous. « Ce qu’on voit dans leurs textes, c’est que c’est bien souvent l’oppression patriarcale qui les mène à la folie. Leur corps et leurs émotions ne sont pas plus naturellement chaotiques ou moins développés que ceux des hommes. Ce sont plutôt les conditions sociales et domestiques qui les mènent à la démence et à la dépression », ajoute Mme Meek.
En 1798, Mary Wollstonecraft publie le roman Maria or The Wrongs of Woman, dans lequel une jeune femme placée dans un établissement psychiatrique par son mari conteste son diagnostic et dénonce l’institution patriarcale du mariage et le système juridique qui le protège.
Depuis, les écrivaines ont utilisé la folie pour rejeter les conventions de la vie domestique et de la maternité (Elena Ferrante, Charlotte Brontë, Kate Chopin) et se sont attelées à démystifier, entre autres, la dépression (Nelly Arcan), le post-partum (Émilie Choquet) et le syndrome du stress post-traumatique (Toni Morrison), reléguant au placard la figure de la femme névrosée et hystérique.
Cette autoréflexion de la folie fait davantage qu’aller au-delà de la caricature. « Elle met à l’épreuve les perceptions et les conclusions du lecteur, et joue avec les codes de la raison et du langage pour l’inciter à adhérer au personnage », explique Cassie Bérard.
C’est lorsque la folie induit l’empathie qu’elle se fait la sœur de l’art, poursuit-elle. « La littérature, par son essence, est une forme de résistance. Elle permet de s’opposer à des problèmes de société auxquels on est obligés de se soumettre. Il y a aussi de ça dans la folie littéraire. Elle représente les limites de notre propre pensée et permet, lorsqu’on s’identifie au texte, de former une communauté de fous, une communauté de compréhension qui peut changer les choses. »