D’Oliver Twist à Harry Potter, l’orphelin transcende les époques

Parce que c’est le moment ou jamais de se replonger dans la perspicacité et l’inventivité des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir se propose de revisiter, au cours des prochaines semaines, les grands symboles et les grandes figures littéraires qui ont contribué à la construction de notre imaginaire collectif.
Dans le vaste monde de la littérature, les parents sont une denrée rare. Le folklore populaire est rempli d’enfants laissés à eux-mêmes pour naviguer dans le monde, affronter les forces du mal, la violence et la corruption, et tracer leur chemin vers l’âge adulte et la découverte de soi.
Il n’est pas étonnant que l’orphelin — une figure qui représente un éventail de possibilités et est, par essence, détachée des conventions établies — ait été exploité par les plus grands auteurs de l’histoire. Certains de ces personnages sont si marquants que la simple évocation de leurs noms — Oliver Twist, Tom Sawyer, Anne Shirley, Jane Eyre, Harry Potter — provoque chez le lecteur un afflux de souvenirs.
« Je pense que cette fascination vient du désir d’être libre de nos parents, d’écrire notre propre histoire », dit l’écrivaine Heather O’Neill, qui a notamment brillamment récupéré la figure dans son roman Hôtel Lonely Hearts.
« Pour moi qui ai grandi dans un environnement violent et négligent, les orphelins ont toujours été des guides puisqu’ils s’éduquaient seuls et créaient comme moi leur propre système de valeurs. Peut-être devons-nous tous nous considérer comme orphelins à un moment ou à un autre si nous voulons vraiment devenir nous-mêmes et nous extirper des cycles négatifs dans lesquels nous sommes élevés. »
Une figure universelle
Alors que la plupart des figures littéraires récurrentes évoluent selon l’ère, les mœurs et les croyances, la figure de l’orphelin semble plutôt transcender les époques et les cultures. Alors que la plupart des personnages de contes représentent une étrangeté intangible, tous peuvent se reconnaître dans les questionnements inhérents à un enfant qui grandit.
« Depuis l’émergence du roman en tant que genre, au tout début du XVIIIe siècle, le héros est souvent un personnage qui ne part de rien pour devenir quelqu’un, soutient John Mullan, professeur de littérature à la University College London. Dans les récits initiatiques, cette quête se manifeste par le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce type d’histoire semble avoir un attrait universel, et se retrouve dans la plupart des langages et des cultures. Et l’orphelin en est le représentant idéal, puisqu’il est vraiment difficile de vivre des aventures extraordinaires lorsque nos parents sont là pour nous surveiller. »
L’orphelin représente en quelque sorte notre désir d’appartenance, d’asseoir notre légitimité, de trouver un foyer, une famille, une forme quelconque de reconnaissance. Il est en quelque sorte l’emblème de l’isolement de chacun au sein de la société, de cette comparaison éternelle qui contraint à regrouper et à démoniser les différences.
« Les orphelins n’appartiennent même pas au groupe le plus élémentaire, la cellule familiale, et dans certaines cultures, cela suffit à les couper de la société en général, écrit Melanie A. Kimball, professeure à l’Université Simmons, dans un mémoire publié sur le site Semantics Scholars. Ils sont toujours considérés comme différents. Ils sont l’éternel Autre. Reflet tangible de la peur de l’abandon que ressentent tous les humains, ils nous rappellent en quelque sorte que personne n’est à l’abri de la solitude. »
Exposer les préjugés
Pourtant, l’orphelin lui-même a besoin de l’autre pour assurer sa survie, et est donc dénué de tout jugement. Comme Oliver Twist, qui forge sa propre famille en se liant d’amitié avec des personnages infâmes sans ne jamais perdre son bon cœur et son intelligence, « l’orphelin doit trouver des héros et des alliés dans des environnements où un adulte supposerait qu’il n’y en a pas, exposant ainsi les préjugés qui limitent nos interactions avec le monde, » explique Heather O’Neill.
Alors que les héros traditionnels sont souvent dotés de superpouvoirs qui leur attribuent des avantages incontestables, les enfants délaissés trouvent leur force à l’intérieur d’eux-mêmes, dans leur volonté, leur débrouillardise, leur naïveté qui cache souvent une infime bonté.
La négligence crée bien souvent des blessures irréparables. Or, les héros orphelins transforment la tristesse en espoir, le vide en histoires. Anne Shirley, dans sa maison aux pignons verts, tourne le quotidien en une poésie qui lui permet de rester en vie. La petite Mary Lennox, dans Le jardin secret, insuffle l’espoir à tous les habitants du lugubre manoir où elle a été recueillie en redonnant ses couleurs à un jardin à l’abandon.
« Les orphelins sont certes une manifestation de la solitude, mais ils symbolisent également la possibilité pour les humains de se réinventer, indique Melanie A. Kimball. Ils partent de zéro puisqu’ils n’ont pas de parents pour les influencer, ni du côté du bien ni du côté du mal. Quelle que soit la situation actuelle, ils incarnent l’espoir que [la vie] pourra changer en mieux. Lorsque les orphelins réussissent contre toute attente, leur succès devient en quelque sorte le nôtre. Comme eux, nous pouvons surmonter les obstacles et réussir. »