«Sankhara»: roman méditatif en phase avec l’état du confiné

Apprendre à vivre sereinement avec la totalité de soi. Certains d’entre nous profitent du confinement pour s’y consacrer, avec l’aide d’une panoplie d’applications de méditation — leur popularité a grimpé en flèche depuis la mi-mars. L’autrice Frédérique Deghelt, que nous avons rencontrée à Paris quelques jours avant la quarantaine, n’en serait guère étonnée, elle qui se fascine depuis plusieurs années pour le phénomène. Un jour, après avoir constaté les métamorphoses de son mari et de son fils à leur retour de la typique retraite vipassana de 10 jours, elle a décidé de faire le saut. Un isolement volontaire à l’intérieur de soi. Qui a changé sa vie.
Dans Sankhara, ses mots tentent d’incarner les sensations inédites expérimentées par son double littéraire amoché : Hélène, une femme brisée par des années d’inactivité professionnelle et par les soubresauts d’un couple à la dérive. L’accès au sensoriel va tout changer pour elle. La page 147, par exemple, est entièrement consacrée au frétillement de la narine. Et elle se lit avec délectation.
« Soudain une sorte de frisson, qui se prolonge en démangeaison, prend naissance à la base de la narine gauche et fait un arc de cercle pour atterrir symétriquement à la base de la droite. À partir de là, un festival de sensations envahit son nez et ses abords. Elle a même des sortes de frissons dans les épaules, le coude gauche et les cuisses. Elle sort de la salle réjouie et fière, comme si elle avait réussi un examen. »
Je ne suis pas un gourou de "vipassana". D’ailleurs, mon personnage est sceptique au début et ce scepticisme me paraît sain. N’empêche, j’ai ressenti le besoin d’écrire ce roman pour dire aux gens que c’est passionnant de découvrir à ce point qui on est vraiment. Je ne connais pas d’endroit qui m’ait autant interrogée, qui m’ait autant permis d’envisager une autre moi. C’est passionnant de découvrir que notre corps est à ce point chevillé à notre âme. C’est ça que le roman raconte, au fond.
Parfois, c’est plus douloureux. La sensation d’un serpent glissant en soi et devenant « poigne de métal qui plonge au cœur de l’estomac et le broie fermement », par exemple. Mais, avoir accès à autant de douleur et savoir accepter cette douleur comme faisant partie de soi, « ça fait naître un rapport complètement différent au corps et ça change la perception de la maladie », dit cette ex-journaliste et réalisatrice télé qui a longtemps fait dans le documentaire médical et qui se consacre entièrement à l’écriture depuis la parution en 2008 de son quatrième roman, La grand-mère de Jade. « La retraite vipassana m’a permis de relativiser la maladie. Pour toujours. » Mets ça dans ta pipe, COVID-19.
« Je ne suis pas un gourou de vipassana, précise l’autrice. D’ailleurs, mon personnage est sceptique au début et ce scepticisme me paraît sain. N’empêche, j’ai ressenti le besoin d’écrire ce roman pour dire aux gens que c’est passionnant de découvrir à ce point qui on est vraiment. Je ne connais pas d’endroit qui m’ait autant interrogée, qui m’ait autant permis d’envisager une autre moi. C’est passionnant de découvrir que notre corps est à ce point chevillé à notre âme. C’est ça que le roman raconte, au fond. »
Introspection politique
Si Sankhara raconte le corps comme un tout, ou comme un entrelacement ininterrompu de sensations et de pensées, Frédérique Deghelt transposeaussi cette vision au monde sociopolitique, alors que son autre héros, Sébastien, expérimente peu à peu un nouveau regard sur les attentats du World Trade Center. Nous sommes en septembre 2001, et ce journaliste de l’AFP est pris de vertige devant l’accumulation des faits troublants de son époque, lui qui en est aux premières loges, mais souffre d’un manque de perspective.
« Tu écris quelque chose de révélateur, mais personne ne s’y intéresse vraiment si ça ne va pas dans le sens de ce qu’on attend », se désole Sébastien. « Au fil de sa progression, il se mettra à faire des liens que les autres journalistes ne s’autorisent pas, explique l’écrivaine. Son regard s’élargit. Je pense qu’on gagnerait tous à poser ce regard plus englobant, plus totalisant, sur le monde sociopolitique. À commencer par les politiciens eux-mêmes. »
Et de quoi donc se compose vraiment ce regard ? demande-t-on. « Ça va peut-être paraître naïf, mais je dirais qu’il est surtout bienveillance et indulgence, répond Frédérique Deghelt. À la sortie de la retraite vipassana, on ne regarde plus l’autre comme un ennemi, comme quelqu’un qui ne pense pas comme nous et qui est ainsi un salopard. On le regarde plutôt comme quelqu’un qui souffre et qui est secourable, comme tout le monde. »
Et de l’individu au politique, Deghelt revient ensuite au couple — réparé lui aussi par les principes appris en méditation. Hélène et Sébastien s’aimaient, puis se sont désaimés, mais au fond, selon l’écrivaine, « ils avaient simplement changé de perspective en omettant des choses dans leur angle de vision ». Elle cite au passage Marriage Story, le récent film de Noah Baumbach.
« Ce film est merveilleusement écrit parce qu’il montre qu’on se sépare toujours pour les mêmes raisons qu’on s’était mis ensemble. Il montre que, dans une relation de couple comme dans la vie, il n’y a pas de début et pas de fin. Un jour, vous trouvez votre amant rigolo, charmant, excentrique, majestueusement différent des autres. Et, plus tard, vous le trouvez bordélique, trop exubérant, pas assez sérieux, pas comme les autres au point où ça vous fait chier. Ce sont les deux versants d’une même chose. »