Le destructeur des mondes

Aaron Tucker, né en 1984, semble assez éclaté dans ses intérêts et ses capacités. Il écrit de la poésie et a publié un essai sur la représentation du Web comme arme de guerre par Hollywood. Il enseigne l’usage des imprimantes 3D en arts visuels.
Photo: Julia Polyck Aaron Tucker, né en 1984, semble assez éclaté dans ses intérêts et ses capacités. Il écrit de la poésie et a publié un essai sur la représentation du Web comme arme de guerre par Hollywood. Il enseigne l’usage des imprimantes 3D en arts visuels.

Juillet 1945. Site Trinity, au centre de recherche du projet Manhattan, à Los Alamos, dans le désert de l’Ouest américain. Le physicien Julius Robert Oppenheimer, directeur des équipes scientifiques, allongé dans un bunker, entend le compte à rebours qui mène au déclenchement du « Gadget », surnom de la première bombe atomique. Et puis elle éclate.

« Il observe le champignon qui enfle en silence, au ralenti, il observe tout son développement, sachant qu’il est primordial d’observer ce qu’il a fait jusqu’à son aboutissement ; pendant qu’il regarde, sa forme ne change pas, mais exagère, son échelle atteint maintenant celle des montagnes, ce qui lui rappelle Krishna dans la peau de Shiva : Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes qui anéantit toutes choses”. »

La description de ce moment monument arrive dans un des derniers chapitres de la biographie intitulée Oppenheimer, tout simplement, que consacre le jeune auteur canadien Aaron Tucker au père de la bombe. Mais le court extrait ne rend pas pleinement justice à ce travail en prose poétique, formidablement traduit par Rachel Martinez. M. Tucker, déjà connu et apprécié pour sa poésie et un roman, est capable de formidables envolées lyriques. Son chapitre sur l’explosion initiale tient en une seule phrase étalée sur cinq pages.

« Mon texte est assez difficile à traduire, je pense, parce que mes phrases tellement longues utilisent un vocabulaire baroque, reprend le Torontois, joint dans son appartement où il demeure confiné depuis quelques semaines. La traduction de Rachel est incroyable. Son attention aux détails et ses questions pertinentes ont été admirables. »

Un Prométhée américain

 

Il fallait aussi beaucoup de talent et même une certaine audace aveugle pour s’attaquer de cette manière à ce sujet-là. Oppenheimer a déjà eu droit à plusieurs biographies, à des incarnations dans les séries télé comme au cinéma, à une exposition muséale et même à un opéra. Ce « Prométhée américain », selon le titre d’un autre travail biographique de Kai Bird et Martin Sherwin, duo récompensé par un prix Pulitzer, tient du génie, de l’humain plus qu’humain.

Bien né dans une famille new-yorkaise fortunée et intellectuelle, enfant plus que surdoué, homme élégant et raffiné, il parlait sept ou huit langues, était passionné d’art et de poésie et ne souffrait pas la médiocrité. Il a entretenu des rapports polyamoureux et a été victime du maccarthysme avant de recevoir les plus hautes distinctions du gouvernement des États-Unis.

« Avant de m’orienter vers la littérature à l’université, j’ai commencé par étudier la physique et les mathématiques, explique M. Tucker. J’aimais les sciences pendant mes études secondaires et j’étais assez doué dans ce domaine. J’ai toujours gardé le contact avec ce monde en lisant des biographies de grands savants et j’étais toujours fasciné par leur vie dramatique, leurs grandes réalisations. Oppenheimer est du lot. C’est un polymathe assez unique. Il fascine parce qu’il est incroyablement intelligent et en même temps profondément peu sûr de lui-même. Il est très raffiné et en même temps misogyne. Il ressent un amour passionné pour différentes personnes, mais peut en même temps être très méprisant et grossier envers d’autres. »

Je ne suis pas dans la même classe qu’Oppenheimer, mais je comprends sa volonté de s’inspirer de plusieurs domaines d’activité et de connaissances. J’essaie par exemple de lier l’informatique et la littérature.

 

Il ne le souligne pas lui-même et le rappel de sa propre propension à la polymathie l’embarrasse un brin, mais il faut bien le noter. Aaron Tucker, né en 1984, semble lui-même assez éclaté dans ses intérêts et ses capacités. Il écrit de la poésie et a publié un essai sur la représentation du Web comme arme de guerre par Hollywood. Il enseigne l’usage des imprimantes 3D en arts visuels et les utilise lui-même pour créer des versions sculptées de ses poèmes. Il fait un doctorat à New York sur les technologies et la culture de la reconnaissance faciale.

« Je ne suis pas dans la même classe qu’Oppenheimer, mais je comprends sa volonté de s’inspirer de plusieurs domaines d’activité et de connaissances, dit-il. J’essaie par exemple de lier l’informatique et la littérature. Quand j’entends qu’il lisait les grands poèmes en allemand ou en français ou la Bhagavad Gita en sanskrit et qu’il transposait les principes appris dans ces textes dans ses recherches scientifiques et son rôle de leader, il y a là quelque chose que je reconnais comme important et essentiel. En tout cas, c’est une démarche attirante qui vient stimuler certaines parties de mon propre cerveau. »

L’attrait passionnel du scientifique américain pour la poésie ne pouvait évidemment que plaire au poète canadien. Sa biographie est truffée de vers, parfois plusieurs citations à la page. « Oppenheimer traînait cette longue séquence poétique, dit M. Tucker. Il dévorait les livres. En même temps, il était capable d’atteindre de très hauts niveaux d’abstraction conceptuelle en physique et en mécanique. »

Son récit biographique se démarque beaucoup par cette sensibilité au monde intérieur ultracomplexe du personnage plus grand que nature en se concentrant sur les très terribles années de guerre. « J’ai essayé de développer une perspective plus introspective, un regard sur son monde intérieur, sur sa manière à lui d’aborder un problème qu’il percevait comme insoluble dans la tâche de concevoir et de réaliser la bombe atomique, dit son biographe. Je me suis intéressé à sa sensibilité, à ses dilemmes, à sa conscience, à la constellation d’émotions dans sa vie, entre ses femmes, son travail, son sens du devoir patriotique et la destruction de centaines de milliers de vies par son invention. J’ai beaucoup pigé dans ses lettres, je suis allé au Nouveau-Mexique. J’ai écrit une biographie appuyée sur des faits, mais je suis allé au-delà du travail biographique traditionnel pour, je l’espère, produire quelque chose de plus sensible. »

Un monstre surdoué

 

Le résultat expose très finement les contradictions de cet homme à la fois admirable et détestable, surdoué et monstrueux, capable en plus de réfléchir profondément à cette situation en porte-à-faux. Robert Oppenheimer devient ainsi une sorte de concentré de l’humanité capable des meilleures et des pires choses, capable aussi de comprendre la différence entre le Bien et le Mal, voire l’obligation parfois de faire le mal pour en tirer du bien. « Nous, les scientifiques, savons maintenant ce qu’est le péché », dit l’une de ses autres phrases célèbres.

« Il représente ce qui nous caractérise tous, conclut Aaron Tucker. Oppenheimer est en constante tension entre la beauté et la destruction du monde. Il aspire à ce qu’il y a de mieux et pourtant, il participe à la création d’horrifiantes forces destructrices. Lui-même était déchiré entre son patriotisme américain et son passé communiste. Cette opposition binaire a défini la deuxième partie de sa vie, sur laquelle je me suis moins concentré. Un jour, je voudrais écrire un autre livre sur cette autre partie de son existence… »

Oppenheimer

Aaron Tucker, La Peuplade, Saguenay, 2020, 296 pages

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